Review – Album “Vanities” de Malibu

Album par Malibu Vanities Ambient Review

Comme presque tout mon Instagram, j’ai, moi aussi, passé mon vendredi 3 octobre à écouter, réécouter  puis, dans un geste presque compulsif que seul un psychanalyste surpayé pourrait vraiment élucider, réécouter encore le nouvel album de Malibu, Vanities. Alors même que j’étais persuadé, à un moment donné, d’avoir “fait le tour” (comme si un album, objet sonore complexe et mouvant hein, pouvait être “épuisé” après deux écoutes, ce qui est une absurdité logique du même ordre que de dire “j’ai regardé l’océan une fois, je sais ce que c’est”), eh bien non : spoiler alert, pas du tout.

Bref (enfin, bref… ce mot chez moi signifie généralement “accrochez-vous, ça va durer”), voici donc quelques pensées. Pas une critique professionnelle (je n’ai pas de carte de presse, je n’ai pas de numéro direct d’attaché·e de com, et je ne possède pas ce jargon pseudo-savamment poétique qui consiste à dire des choses comme “les textures sonores évoquent la chute lente d’un rideau d’organza traversé par un courant d’air mélancolique” (même si, parenthèse dans la parenthèse, je dois avouer que ce genre de phrase m’amuse énormément et que j’en fais parfois aussi)).

Non : ce que vous allez lire, c’est une série de réflexions qui se sont agglutinées dans mon cerveau, et que j’essaie maintenant de décoller une par une pour voir si elles font sens ensemble.

Alors oui : ça risque d’être long. Oui : il va avoir quelques disgressions (imaginez une sorte de séminaire universitaire improvisé à l’intérieur de ma tête, où chaque idée lève la main avec une impatience fébrile pour prendre la parole, et où, au lieu d’un modérateur qui canalise, on a plutôt une cacophonie de voix qui s’interrompent, se corrigent, citent des sources obscures et, au bout du compte, transforment ce qui devait être une remarque concise en une sorte de mini-colloque intellectuellement suspect, mais étonnamment énergique). 

Bref, voilà à quoi que ça va, ça peut, ressembler : quand les idées débarquent, elles ne débarquent jamais en rangs serrés, elles déboulent comme une foule d’étudiants à la sortie d’un cours de philo obligatoire, et ça se termine invariablement en marathon textuel.

Et d’ailleurs : petit disclaimer nécessaire, je vais malgré tout utiliser, ici et là, du vocabulaire inutilement compliqué et des mots un peu prétentieux. Parce que bon : si vous êtes en train de lire (par choix ?) le blog quasi-invisible d’un type qui fait des reviews d’albums comme d’autres collectionnent des capsules de bière (clin d’oeil à mon père), vous vous doutez bien que l’un des rares plaisirs qui me restent, c’est de saupoudrer mes phrases de termes grandiloquents et tarabiscotés (et hop, en voilà quelques-uns déjà). Ça donne l’impression d’être créatif et ça donne, l’espace de trois secondes, l’illusion que tout ceci a une importance.

Ecouter Album Malibu Vanities 2025

Ma review de l’album Vanities de Malibu

J’aimerais commencer par dire que Malibu (Barbara Braccini, productrice française de ce qu’il faudrait appeler de l’ambient, si seulement ce mot n’était pas déjà devenu une catégorie fourre-tout englobant aussi bien des playlists Spotify « Focus » que les expérimentations les plus radicales de la musique contemporaine) vient de sortir, avec Vanities (2025), un disque qui ressemble moins à un album qu’à un musée miniature de reliques sonores. Ce n’est pas un musée monumental comme ceux qu’on visite dans nos plus grandes villes d’Europe, mais plutôt une vitrine dé/poussiérée dans la maison d’un collectionneur un peu maniaque, qui garde jalousement des coquillages trouvés sur une plage déserte (1) et qui vous les montre comme si chaque fragment de nacre contenait la clef d’un mythe personnel.

(1) L’idée des coquillages apparaît dans le communiqué de presse de l’album, si j’en crois l’article lu sur le site Pitchfork.

La musique de Malibu, et plus encore dans Vanities, n’est pas narrative au sens classique du terme (enfin, ça, c’est mon avis). Il n’y a pas d’histoire, pas de climax, pas de résolution (si ce n’est, parfois, la dissolution lente d’un accord dans la réverbération infinie). Ce qu’il y a, en revanche, ce sont des scènes d’intérieur : une voix qui apparaît, se fragmente, puis se retire ; un archet de violoncelle qui semble venir de derrière un rideau de brume ; un piano qui joue quelques notes avant de se perdre dans l’éther. On est dans un territoire où la mémoire et l’oubli se confondent.

C’est précisément cet aspect qui m’intéresse : Vanities n’est pas seulement un disque d’ambient de plus, il propose une esthétique que j’appellerai ici — au risque de me faire accuser de pédanterie théorique — une forme de narcissisme archéologique (2) : la musique comme collection de fragments intimes, exposés non pour leur beauté intrinsèque, mais pour ce qu’ils disent de la personne qui les garde.

(2) Le mot narcissisme ici n’est pas du tout utilisé dans son sens péjoratif. Vraiment pas. J’insiste. Lisez jusqu’à la fin, pour tout savoir 🙂

Pour situer Malibu, il faut revenir à une histoire de l’ambient qui ressemble déjà à une généalogie compliquée. On commence avec Brian Eno, bien sûr, qui dans les années 1970 invente le concept d’ambient comme « musique fonctionnelle », destinée à être « aussi intéressante qu’inaudible », selon sa fameuse formule. L’ambient originelle, donc, c’est l’idée de transformer la musique en atmosphère, comme un papier peint sonore qui conditionne un espace.

Puis, il y a eu Enya, dont le succès planétaire dans les années 1980-90 a montré qu’on pouvait vendre des millions d’albums avec une musique qui semblait, de prime abord, aux antipodes des logiques pop dominantes : des couches infinies de voix réverbérées, des harmonies modales simples, des synthés translucides évoquant à la fois le médiéval, le celtique et une forme de spiritualité diffuse. Longtemps, Enya a été reléguée par la critique « sérieuse » au rang de musique d’ascenseur new age (3) — perçue comme trop sucrée, trop naïve, trop universelle pour mériter une attention savante. Mais ce jugement dit sans doute plus du snobisme culturel de l’époque que de la valeur réelle de son œuvre : car ses techniques de superposition vocale étaient, en réalité, radicalement novatrices (4), et son univers sonore d’une cohérence telle qu’il a fini par constituer un genre en soi, à mi-chemin entre la pop et l’ambient. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, beaucoup d’artistes ambient et dream-pop revendiquent Enya comme influence majeure. Que Malibu, dans des entretiens (dont celui sur le magazine The Fader), cite explicitement Enya, change également la perspective de ce que je cherche à exprimer : cela signifie que Vanities n’inscrit pas seulement l’ambient dans la lignée savante d’Eno, mais qu’il réhabilite aussi une filiation longtemps jugée « impure » — celle d’une ambient sentimentale (nostalgique ? oserais-je le mot ?) et accessible mais dont la puissance émotionnelle et technologique était visionnaire.

(3) Elle a gagné le Grammy du meilleur album New Age en 1993 et 1997 (etc…), souvenez-vous. Mais bon, c’est un Grammy pour le « new age, l’ambient et le chant », néanmoins ça dit beaucoup sur comment c’était classé.
(4) Les techniques de layering vocal qu’elle et Nicky Ryan ont développées étaient incroyablement nouvelles (des centaines de pistes superposées bien avant que ça devienne courant dans les DAW modernes). Une pensée à Nicky Ryan ♥ d’ailleurs qui nous a quittés le 10 septembre 2025.

Entre ces deux pôles (Eno et Enya), il y a toute une lignée : Juliana Barwick, avec ses boucles vocales célestes ; Grouper (Liz Harris), avec ses chansons spectrales qui se dissolvent dans la réverbération ; Oneohtrix Point Never, qui a exploré les fantômes sonores du numérique et du souvenir. Malibu se situe clairement dans cette généalogie, mais elle y ajoute quelque chose : une obsession pour le détail, pour le fragment minuscule. Là où Eno voulait de vastes espaces sonores, elle propose des vitrines ; là où Barwick déploie des cathédrales de voix, elle choisit de montrer des coquillages brisés.

Vanities est composé de 13 titres, la plupart courts (deux à quatre minutes), ce qui, déjà, est une anomalie dans le genre ambient, où l’on s’attend à des pièces de quinze ou vingt minutes (mais bon, il n’y a pas de règles non plus !). Chaque morceau est donc une micro-épopée, une miniature qui s’ouvre et se referme rapidement, comme si l’on regardait par la fenêtre d’un train en marche l’immobile extérieur qui se déplace, d’un paysage à un autre, entre deux battements de paupières.

Prenons “So Sweet & Willing”, l’un des singles, écrit avec Florian Le Prisé (aussi connu sous le nom d’artiste Détente, qui accompagne Malibu très souvent sur scène). Ici, la voix (traitée, multipliée, désincarnée) se superpose à des nappes de synthé et des cordes qui semblent flotter, sans retenue. La structure est simple (et douce) — quelques accords répétés, un motif vocal fragmenté — et l’effet est saisissant : on a l’impression d’écouter un souvenir de chanson, plutôt qu’une chanson. C’est comme si Malibu et Florian nous donnaient accès à la mémoire d’un morceau pop, effacée par le temps et l’oubli. C’est à la fois déstabilisant et hypnotique.

“Spicy City”, avec le violoncelle d’Oliver Coates (c’est un vrai virtuose, il faut écouter son album “skins n slime” et sa BO pour le film Aftersun, bien sûr), est plus incarné : le timbre de l’archet donne une matérialité que l’on trouve rarement dans l’ambient. Le morceau est à la fois urbain (par son titre, son imagerie) et intime (par son traitement sonore). C’est un peu comme si l’on se retrouvait à traverser une ville dont les rues semblent avoir été tracées uniquement pour nous conduire, sans explication rationnelle, vers une plage dont on ignorait jusqu’à l’existence cinq minutes auparavant. Et là, soudain, on marche sur un sable fin, presque trop fin pour être crédible, avec au loin une ligne d’azur qui pourrait tout aussi bien être l’horizon que le reflet d’un souvenir inventé, et devant nous cette écume, non pas vraiment une écume, plutôt le résidu effiloché de réminiscences, qui s’efface méthodiquement dans le ressac de vagues dont on ne sait jamais si elles ont réellement eu lieu ou si elles ne sont qu’un artifice mental, une illusion de notre besoin de voir disparaître ce qui de toute façon ne tenait plus debout.

Les morceaux comme “Nu” ou “A World Beyond Lashes” illustrent bien la logique de la miniature : deux ou trois minutes suffisent pour établir un climat, une couleur, un geste. Pas besoin de développer : c’est une vignette, un objet sonore que l’on expose.

Le rôle du mixage est crucial : Paul Corley (collaborateur de Sigur Rós et de Ben Frost) apporte cette qualité « aérienne » où chaque silence est un espace, chaque résonance une pièce dans laquelle on peut entrer. On pourrait presque dire que Corley y a ajouté sa magie, comme il le fait souvent sur ses mixes.

C’est ici, à présent, que je voudrais développer mon idée centrale : Vanities est un disque qui traite la musique comme une collection de reliques intimes. Le mot « vanités » renvoie à la fois aux natures mortes baroques (où les objets — crânes, sabliers, fleurs fanées — rappellent la fragilité de la vie) et aux coiffeuses surchargées d’objets personnels. Malibu joue sur cette double signification (là aussi, c’est mon interprétation) : chaque morceau est à la fois un objet précieux et un rappel du manque.

Ce geste n’est pas nouveau dans l’art : Aby Warburg, historien de l’art, a construit sa célèbre bibliothèque comme un atlas de fragments visuels, juxtaposés pour créer du sens. Walter Benjamin a lui-même décrit la figure du collectionneur comme celle qui sauve les objets de l’oubli. Mais Malibu transpose cette logique dans l’ambient : elle nous montre des fragments sonores, non pas pour raconter une histoire, mais pour nous obliger à regarder ce que nous gardons.

Ce que j’appelle narcissisme archéologique, c’est donc cette pratique qui consiste à exposer ses propres restes intimes comme s’ils appartenaient déjà au musée. Ce n’est pas de l’exhibition (au sens pop du selfie ou de la confession), mais une façon de montrer ses cicatrices en les encadrant. Malibu ne dit pas « regardez ma douleur », elle dit : « voici un objet qui a appartenu à ma douleur, et que je conserve ».

On pourrait croire que tout cela est trop abstrait, mais en réalité, Vanities est profondément ancré dans notre présent. Nous vivons dans une époque où nous archivons tout : photos, messages, playlists, fragments de conversations. Nous sommes tous devenus des collectionneurs de nos propres vies, incapables de jeter, fascinés par nos propres reliques numériques.

L’ambient de Malibu devient alors une bande-son de ce narcissisme contemporain. Contrairement à l’ambient d’Eno (qui voulait transformer l’espace extérieur), elle travaille sur l’espace intérieur : ce n’est pas la musique qui conditionne une salle d’attente, mais celle qui résonne dans notre chambre à 2 h du matin, quand on scrolle sans but dans ses archives personnelles.

Comparée à Grouper, qui plonge dans la mélancolie pure, ou à Barwick, qui cherche l’élévation spirituelle, Malibu choisit une voie médiane : elle fabrique un mobilier sonore pour nos obsessions. Ses morceaux sont des commodes où l’on range nos souvenirs, nos manques, nos petits fétiches.

Vanities est un très bel album dont le but n’est pas de séduire, mais de persister, comme une image mentale que l’on n’arrive pas à effacer. Malibu y confirme qu’elle n’est pas seulement une productrice ambient de plus, mais une artiste qui invente une esthétique singulière : celle du fragment exposé.

J’ai longtemps regardé la couverture de l’album et je vais conclure à partir de ce que l’image a provoqué chez moi.

Il y a dans cette photo de couverture une sorte de condensé visuel de ce que Vanities accomplit : une figure tournée vers une ville et une mer inconnues, mais que nous voyons de dos — comme si elle refusait la frontalité du portrait pour privilégier l’espace entre le regard et ce qu’il regarde. Et c’est précisément là que la musique de Malibu trouve son intensité : dans cette tension entre ce que l’on expose et ce que l’on garde.

Le corps immobile, la fenêtre sur une mer brumeuse, les lignes droites de l’architecture qui cadrent l’horizon indistinct : tout ça raconte l’esthétique du fragment. Une personne, un cadre, un paysage. Rien de spectaculaire, et pourtant tout persiste — comme un souvenir dont on ne sait pas s’il est vraiment à nous ou si nous l’avons simplement inventé pour justifier un manque.

Écouter Vanities, c’est être exactement dans cette posture : debout, silencieux, à contempler quelque chose d’extérieur qui, en réalité, ne cesse de renvoyer vers notre propre intérieur. Chaque objet sonore nous regarde autant que nous le regardons. C’est comprendre que la douleur, la mémoire et la solitude peuvent devenir de petites sculptures fragiles, que l’on collectionne non pour se complaire dans la tristesse, mais pour apprendre à vivre avec elle.

La musique devient alors ce musée intime dont je parlais, et chaque piste est un fragment-sculpture qui nous observe, qui nous jauge, qui nous demande : qu’est-ce que tu gardes ? qu’est-ce que tu montres ? qu’est-ce que tu effaces ?

Et comme souvent avec les grandes œuvres, on se rend compte que c’est plus subtil que ce que l’on pensait à la première écoute. Car oui, cette silhouette face à la mer et cet album ne parlent pas seulement de Malibu. Ils parlent de nous. L’image devient miroir. L’album, reliquaire. Et dans ce jeu de reflets, entre paysage, mémoire et solitude, ce n’est plus seulement de musique qu’il s’agit, mais de la manière dont nous transformons nos propres reliques en oeuvres d’art, et nos fragilités en formes qui survivent.

(Les photos de l’album et celles utilisées ici sont de Igor Pjörrt)

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