Report – SLS Paris 2025

Vincent Milou Skate SLS Paris 2025

On entend souvent de la part de quelques éternels mécontents que Paris ne sait plus surprendre, qu’elle s’est figée dans ses cartes postales, qu’elle ne se réveille plus qu’à la faveur d’une grève, d’un défilé ou d’un changement de 1er ministre, et on sait à quel point l’exercice a été récurrent ces derniers temps. Paris, on la croit éternellement condamnée à sa propre élégance, à son ordre bourgeois d’un côté et à sa nature bohème-hype-tote-bag-à-slogan de l’autre. On la croit condamnée à tout ce tumulte sociétal et son murmure d’histoire qui semblent si bien justifier sa fatigue. Et puis parfois, un samedi d’octobre, dans le ventre bien dodu de son institution la plus docile, la plus tennistique, la plus inoffensivement mondaine (Roland-Garros, pour ne pas la nommer), la ville laisse soudain pénétrer, dans son immobilisme haussmannien, la poussière du grip usé, le vacarme du béton gris et du bois en contreplaqué, la théologie de l’anti-gravité, de la chute et du saut-spectacle.

Retour donc sur le 11 octobre dernier, et mettons un nom sur l’événement : SLS Paris 2025. SLS, pour Street League Skateboarding, une formule à la fois internationale et, disons-le, passablement inquiétante pour la population bien lissée du 16ᵉ arrondissement. Celle-ci préfère le calme feutré et délicieusement ennuyeux de son quartier à l’irruption, sous ce sigle au parfum d’urbanité, d’une horde d’énergumènes adeptes du cool et du roulement à billes.

Le skate, autrefois clandestin, par nature autant que par philosophie, a donc obtenu son visa pour le centre du monde policé. 

Enfin…

Disons plutôt que l’histoire se répète depuis quelque temps.

Car vous n’êtes pas sans savoir que, près d’un an plus tôt, cette discipline qu’on appelle le skateboard (mais pas seulement !), avait déjà pris d’assaut un autre symbole de la capitale, la place de la Concorde, à l’occasion des Jeux de Paris.

Mais la différence est là, lisez bien : sur cette place voisine de l’Assemblée nationale, flottait déjà le symbole de la rue, de la contre-culture et du peuple, si l’on relie tout cela à quelques épisodes marquants de son histoire. Après tout, n’y a-t-il pas quelque chose d’assez semblable, presque poétiquement ironique, dans le fait d’exécuter un kickflip sur les pavés qui ont vu couler le sang royal ? En matière de cycles historiques du souffle urbain et populaire, difficile de faire plus évocateur. Non ?

Et puis, il y a cette étrange cohabitation temporelle : d’un côté, le souvenir des têtes qui tombaient en cadence, chac ! chac !, comme un beat régulier, et de l’autre, les roues qui claquent sur le granit, clac ! clac !, rythme syncopé d’une rébellion postmoderne sans cause autre que la gravité et la recherche du flow. On est passé de la guillotine de quelques rois au grind, du sang à la gomme, de la peur à la friction.

Lors des Jeux olympiques, les quelques touristes et spectateurs qui photographiaient l’obélisque capturaient du même coup, en arrière-plan, un skateur qui s’acharnait à réussir son hardflip sur le plan incliné voisin d’une fontaine napoléonienne. C’est peut-être ça, la vraie Concorde : la coexistence d’un monument funéraire vieux de 3 000 ans et d’un gamin de 17 ans qui, sans le savoir, rend hommage à la même chose : l’idée absurde mais tenace de défier la chute. Et, quand ils tombent, car ils tomberont (et ils tombèrent), la place entière semblait se souvenir : de Louis XVI, de Marie-Antoinette, et de tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont essayé de tenir debout un peu plus longtemps que prévu.

Mais voilà, à Roland-Garros, c’est un peu différent, il y a ce prestige en plus. 

La nuance ici, avec la SLS, ce n’est pas la rue infiltrant le prestige, mais le prestige feignant de découvrir la rue, dans un geste d’inclusion soigneusement chorégraphié. 

Donc voilà, je vais vous en parler un peu, en long et en large, tout en vous parlant de la compétition et, comme d’habitude, ça risque d’être long. Vous me connaissez.

PRÉLUDE

Nous sommes le samedi 11 octobre 2025.

Roland-Garros, temple du tennis et de la patience, s’est donc métamorphosé le temps d’un samedi. Le court Suzanne-Lenglen n’est plus ce rectangle d’argile qui absorbe le pas et la gloire, mais une plateforme de béton tissée de modules géométriques en bois, constellée de rails, de marches, de ledges et de rampes, dessinées comme on trace des formes trigonométriques sur un tableau de cours de mathématiques, le tout teinté des couleurs de la terre battue.

SLS Paris 2025

Une architecture provisoire, certes : trop parfaite pour être libre, trop géométrique pour être organique. On dirait un décor imaginé par un urbaniste un peu fou, quelqu’un sous acide, quelque part entre Yona Friedman et Cedric Price (et je mets ma main à couper que ces deux-là connaissaient bien la substance en question). En bref : le court s’est mué en skatepark. Et, bordel, que c’est beau.

Pourtant, ce samedi, dans le décor familier de Roland-Garros, quelque chose résiste dans l’air, dans les sons ; quelque chose transcende l’espace et le temps, quelque chose d’inhabituel. Le clac du bois sous les roues, la friction du grip contre la chaussure, la percussion sèche et métallique des trucks sur une barre de slide. C’est singulier, nouveau pour ce lieu. C’est comme un alphabet brut, une sorte de proto-syntaxe d’avant le langage.

Ici, le skate ne raconte ni le progrès ni la gloire. Il raconte l’instabilité, l’entêtement, la différence, la domestication du vertige et, bien sûr, une philosophie de la chute. Dans les gradins, j’imagine déjà les gens photographier ce qu’ils ne comprennent pas encore. Certains sont venus « voir » le skate comme on visite un musée d’art contemporain : mi-curieux, mi-perdus. D’autres, habillés des codes les plus reconnaissables de cette culture, savent déjà ce qu’ils vont regarder : la tentative d’une réconciliation impossible entre l’ordre et le chaos, entre la ville et son reflet en mouvement.

Alors oui, Paris, ce samedi, redevient elle-même : une tension permanente entre la gravité et l’élévation.

SLS PARIS 2025

Ce samedi 11 octobre, je me retrouve à Roland-Garros car mon ami François m’a invité à l’accompagner. On s’est donné rendez-vous à midi. J’arrive avec un peu d’avance, car, comme d’accoutumée, lorsque je me déplace seul, je marche trop vite. 

En attendant François, je fais le tour du court où les premiers skateurs et skateuses s’échauffent avant les Knock-Outs : une épreuve où les participants s’affrontent successivement, afin de ne garder que les premiers du top de chaque groupe

Déjà, la ferveur monte au-delà des gradins. Les allées autour du stade sont encore relativement calmes, c’est parfait pour flâner un peu, découvrir les prix des stands de street food, et tomber sur une de ces étrangetés qui font plaisir : un « bar express », sorte de distributeur automatique de bières capable de servir deux pintes à la fois (quatre, si l’on insiste un peu). Et il faut qu’on se le dise : ce n’est pas rien, dans ce genre d’événement.

En poursuivant mon tour, je passe devant la boutique du SLS, littéralement prise d’assaut par les adeptes du streetwear et de la sape en général. Plus loin, plusieurs marques partenaires animent des stands dont l’intérêt m’échappe un peu, si ce n’est leur propre promotion, ce qui, convenons-en, suffit déjà amplement. Le stand Monster, lui, attire immédiatement l’œil et pas que, mais vous verrez pourquoi.

Je repère aussi la porte qui nous permettra d’accéder à nos gradins et, surtout, des toilettes qui ont tout l’air d’être délaissées par la plupart des visiteurs du jour. Cette découverte se présente d’ailleurs comme une heureuse aubaine car je me connais (enfin, je nous connais) : c’est comme s’il existait déjà, quelque part, une connexion métaphysique entre ce bar express et les sanitaires. Mieux vaut connaître dès maintenant le chemin le plus rapide entre les deux, pour optimiser les allers-retours potentiels entre les différents runs de la compétition.

François finit par arriver. On se salue comme de vieux amis, parce que c’est exactement ce que nous sommes. On refait le tour de l’extérieur du court, on teste le bar express (belle surprise, je le répète), puis on rejoint nos places « or », très bien situées : juste en face et à hauteur du module surélevé d’où s’élancent la plupart des skateurs et skateuses, pendant leurs runs et les best tricks (ou single tricks, selon les préférences langagières des uns et des autres).

Au moment où l’on s’assoit, dans cette foule hétéroclite tout entière recueillie par un amour commun et inconditionnel pour le skate, l’oxygène semble imprégnée d’une aura déjà bien chargée. Sur le court, les filles s’échauffent, concentrées, intrépides, traversant d’un bout à l’autre les deux plans inclinés qui se font face. Dans l’angle opposé du gradin où nous nous situons, un minuteur rouge s’allume : 4 minutes. Les chiffres s’égrènent lentement, compte à rebours avant le grand saut, avant le grand spectacle, avant le début des premiers Knock-Outs.

Autour de moi, ça parle fort : de tricks, de vitesse, de lignes parfaites et de la peur du vide. Les conversations se mêlent à tout ce bourdonnement bavard familier des stades et des grandes messes du sport. On y retrouve des rires multiples et parfois des exclamations techniques, du type surprise mêlée de joie, enthousiasme suivi de déception, stupeur traversée de soulagement. De manière générale, on pourrait, si on tendait bien l’oreille, distinguer une bonne vingtaine d’expressions onomatopéiques, permettant, si bien sûr on a la passion d’étudier tout ce bazar, d’effectuer aisément un tableau catégoriel dans lequel on pourrait ranger et classer les émotions selon leurs différentes phonies. Mais, à ce moment-là, ce n’est pas du tout le sujet.

Le sujet, c’est le skate… Alors revenons-en au stade, si vous le voulez bien.

De là où je suis assis, juste devant moi, un père explique à son fils, d’un ton solennel : « Tu vois, le skate, maintenant, c’est olympique. » Le gamin, les yeux rivés sur le parc, hoche la tête sans un mot, comme si cette reconnaissance institutionnelle retirait au skate ce qu’il a de plus précieux : son mystère, sa marginalité d’antan, sa désobéissance, son éclat brut.

Soudain, un cri de surprise s’élève de la foule et rapatrit toute mon attention sur le centre du court. Les modules en contreplaqué, désormais baignés d’un soleil cru, vibrent sous les roues. C’est Chloé Covell qui vient de réussir un superbe kickflip sur le curb. Elle enchaîne sans pause, glisse avec une aisance désarmante jusqu’à l’autre bout du park, puis continue sur la rampe centrale pour atterrir, parfaitement fluide, sur le big kink du milieu du court. Une ovation spontanée monte des gradins. Je note : expression technique de surprise émaillée d’admiration. 

Un peu après 13h zéro zéro, le groupe 1 des filles s’élance : Roos Zwetsloot, Paige Heyn, Coco Yoshizawa, Yumeka Oda et Chloé Covell. Tandis que le groupe 2 se prépare déjà : Aoi Uemura, Funa Nakayama, Secret Lynn, Rayssa Leal et Keet Oldenbeuving.

Rayssa Leal Skate SLS

Avec François, on regarde attentivement le premier groupe. Roos Zwetsloot s’élance la première, assurée, concentrée, puis vient le tour de Paige Heyn. Enfin, Coco Yoshizawa s’avance. On sait qu’elle a les tricks, qu’elle peut tout renverser.

Elle s’élance, dévale le plan incliné, prend de la vitesse, s’équilibre. Sa planche s’avance, s’élève, touche, glisse, accroche la première barre de slide… puis c’est la chute. Pas violente, pas dramatique, une chute propre, en roulade, presque élégante. Le corps se relève aussitôt, sans plainte, sans emphase. La foule applaudit, non pas le succès, mais le courage de la continuité. Car le skate, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas qu’une célébration de la réussite : c’est aussi une pédagogie de la chute, et surtout, un art de la reprise.

Coco repart, retente, insiste. Quelques essais, quelques ratés. Peu de landings concluants, mais une leçon implicite : ici, rien n’obéit à la logique. Le skate échappe aux règles, aux équations, aux pronostics.

Au tour de Yumeka Oda. Elle enchaîne les figures comme on improvise des phrases dans une langue inconnue : switch flip, boardslide, kickflip… autant de verbes, autant de pulsations qui disent la même chose : voici mon langage, à vous d’écouter. Et nous, silencieux, on est pendus à ses lèvres, fascinés par cette grammaire de gestes et de risques, qui semblent subtiliser notre faculté de comprendre.

Les autres participantes s’enchaînent, chacune avec sa signature stylistique. Puis, après une courte accalmie, vient le moment que tout le monde attend : les best tricks.

Avec mon ami, on se dit, sous le ton de la blague (même si au fond on y croit vraiment), que les participant·e·s portant les plus belles casquettes feront forcément les plus beaux tricks. Une théorie légère, presque absurde et pourtant, à peine formulée, elle semble se vérifier.

Lors des best tricks, Coco, qui figure jusque-là parmi les dernières de son groupe, remonte spectaculairement au classement grâce à une note de 8.0 sur son dernier trick (un gap out back lip de folie) et rejoint le haut de la liste. Et oui, le skate n’obéit décidément à aucune logique. Je repense à sa chute du début des Knock-Outs, et une phrase me traverse alors : la chute ponctue le réel. 

Dans notre civilisation saturée d’images, où tout paraît prévu, calibré, corrigé, la chute reste la dernière preuve d’existence physique. Elle échappe au montage, défie la perfection, refuse le récit lisse. Dans sa signification, il n’y a rien de fatal : c’est une respiration brève, une pause avant le rebond. Et ce que je viens de voir sur le court semble en être la démonstration vivante : les chutes de Coco rythment sa réussite, comme des virgules dans une phrase trop fluide.

Sur le court, les minutes s’étirent, portées par cette bande-son moderne, des gros hits célèbres aux morceaux cultes, du hip-hop au punk, en passant, bien sûr, par l’électro. Les gradins se sont remplis. Les commentateurs américains s’enflamment, leurs voix montant et retombant avec chaque saut. Les skateuses entrent en piste les unes après les autres.

Profitant de la transition entre le groupe 1 et le groupe 2 des Knock-Outs féminins, on file se chercher à manger. Mauvais timing, d’ailleurs, car on rate le backside 180 to switch back smith d’Aoi, un trick sublime. Pour info : ce trick est aussi appelé Bennett Grind, en hommage à Matt Bennett, son inventeur, qui, selon les speakers américains, se trouvait d’ailleurs dans le public. Une de ces coïncidences parfaites et imprévisibles, comme le skate en crée parfois.

Voilà.

Passons.

Pour nous, la suite se déroule selon un rituel assez précis : aller-retour express aux toilettes, passage obligé au stand Monster pour récupérer une canette gratuite (la première d’une longue série, autant l’avouer), un burger pulled chicken, des frites, puis, bien sûr, un détour par le bar express. On parle un peu (de jeux vidéo, de skateboard, de la vie, des chutes) en refaisant le monde entre deux gorgées de bière. On refait un tour des stands, on recroise quelques visages, on retourne (déjà) aux toilettes, avant de s’offrir une nouvelle pinte, cette fois savourée debout, juste devant l’entrée de notre gradin.

À travers les interstices des gradins, on perçoit l’enthousiasme monter : applaudissements, cris, basses grondantes. Le message est clair : les éliminations hommes vont commencer.

On regagne nos places. Il est 15 heures.

Le groupe 1 s’avance, composé de : Zion Wright, Ryan Decenzo, Cordano Russell, Kelvin Hoefler et Yuto Horigome (le médaillé d’or aux JOs de Paris). Les silhouettes se succèdent, prêtes à s’élancer, chacune avec sa propre manière d’habiter le risque. Certains affichent un air concentré, presque cérémoniel, de ceux qui ont déjà tout vu. D’autres, au contraire, semblent glisser dans l’instant avec la désinvolture superbe de l’adolescence, celle qui confond légèreté et défi. Le béton s’apprête à parler, et nous, on attend son murmure. 

Alors que le premier round s’apprête à commencer, je ne cesse de me demander ce qu’ils voient, eux, depuis le haut du module, depuis le sol, depuis cette surface de terre battue. Le béton et le bois ne sont pas neutres : ils ont une mémoire, une résistance, une façon d’accueillir les coups. On les croit froids, mais pour les skateurs, ils sont loyaux.

Dans un texte de Julien Glauser lu récemment, une idée magnifique m’est restée : le skate n’est pas un déplacement, c’est une lecture tactile du monde.

À Roland-Garros, cette lecture prend une autre forme. La précision du lieu, sa symétrie, la rigueur du tournoi donnent à ce geste une dimension presque surréaliste. Lire et écrire s’y confondent, comme dans le mouvement d’un calligraphe traçant sur du marbre.

À cela s’ajoute le soleil, qui, depuis midi, noie le cœur du court. Sa lumière n’éclaire pas : elle juge, elle sublime les prouesses. Elle distingue ceux qui savent absorber le monde de ceux qui tentent encore de le dompter.

Lorsque les premiers skateurs s’élancent, le public s’extasie, retient son souffle, suspend son regard au fil des figures, comme hypnotisé. On entend le roulement, le grincement, la frappe sourde. Il n’y a plus ni langage, ni spectacle, seulement une suite d’actes purs, d’équilibres éphémères. Et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de retenir ces instants. Car si la modernité n’a peut-être rien inventé, elle nous offre au moins cela : la possibilité de filmer la gravité.

À deux rangées plus bas que la nôtre, un homme regarde chaque run à travers son téléphone. Enfin non… Il ne regarde pas vraiment, il capture. À côté de lui, son ami suit l’action à l’œil nu, tournant parfois la tête vers l’écran géant derrière nous pour vérifier les scores. Entre les deux, peut-être y a-t-il cette différence subtile : l’un regarde pour se souvenir, l’autre pour partager. Pourtant, ils vibrent ensemble, au même instant, sur la même chute.

Il y a là quelque chose de fascinant, entre l’enregistrement par la mémoire organique et l’enregistrement par la mémoire informatique. Chacun le partagera à sa façon, par le récit des mots, par l’enregistrement technologique. Car chacun a raison : cette figure du skateur, il faut la vivre et/ou l’enregistrer, on ne la verra jamais deux fois de la même façon.

Barthes disait : « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois. » Et ici, sur le béton et le bois montés de Roland-Garros, cette phrase prend corps. Le réel n’a jamais été aussi visible, ni aussi intangible qu’à cet instant précis où mille figures uniques se créent et disparaissent, aussitôt avalées par le temps.

Une nouvelle série commence.

Le speaker hurle des noms, la foule scande, l’air vibre. Deux Français entrent en piste : Vincent Milou et Lawrence Ravail. Chacun s’élance, enchaîne les runs, trace sa propre grammaire du mouvement. J’observe les silhouettes : le glissement, la poussée, la tension des chevilles, la précision du regard. Chacun, à sa manière, fabrique du temps. Le skate, c’est une chronologie alternative : il ne mesure pas la durée, mais la suspension. Chaque geste crée son propre tempo, une bulle fragile dans le flux du réel. C’est d’ailleurs particulièrement visible chez les Japonais, notamment chez Yuto Horigome, déjà aperçu dans le groupe précédent, et encore davantage chez Sora Shirai qui sera dans le prochain groupe. Leur gestuelle semble plier le monde autour d’eux. À chaque trick, l’espace se contracte, la vitesse se dilate, la gravité devient liquide. On dirait qu’ils traduisent le vide en mouvement, qu’ils composent une géométrie nouvelle à chaque envol. Dans leurs runs, le temps ne s’écoule pas : il s’étire, se courbe, se tait. Le skate devient une forme de méditation kinesthésique, une écriture éphémère du réel en mouvement. Cette idée m’obsède. François ne cesse de me dire que les skateurs japonais ont cette capacité rare : celle de laisser l’impression de modeler l’espace-temps.. Et alors, je n’arrête pas d’y penser.
(J’y reviendrai d’ailleurs plus tard, ayant beaucoup réfléchi et ayant lu quelque chose d’intéressant à ce sujet. Continuez, ça arrive après.)

Une autre pensée me traverse durant les knock outs des groupes masculins. Il y a, dans chaque discipline sportive devenue spectacle (ne le sont-elles pas toutes aujourd’hui ?), un moment où la signification bascule : l’instant précis où l’expérience cesse d’être vécue pour être consommée. Ce samedi-là, j’ai vu la bascule s’effectuer comme on voit se dérober une marche sous le pied. À force d’être médiatisé par tout un tas de dispositifs (écrans géants à LED, retransmission en ligne, capture vidéo par téléphone, etc.), c’est comme si, parfois, le geste perdait sa masse. Il flotte dans l’air des images, sans peser nulle part. Ce n’est pas la gravité que le dispositif médiatique abolit en filmant le skate, c’est la densité du regard.

Autour de moi, la foule filme, zoome, commente (et j’en fais également partie). Le monde entier regarde Roland-Garros à travers des écrans portatifs, des transmissions en streaming, des shorts et reels sur Youtube et Instagram faits dans la minute qui suit l’exécution d’une très belle figure, chacun rediffusant sa propre version du réel. Le stade devient un écosystème d’images en miroir : chaque trick se reproduit à l’infini, chaque figure se dédouble avant même d’être retombée. Le corps réel, celui de Milou, de Vianna, d’Horigome, disparaît dans la vitesse de sa propre diffusion.

J’en viens même à penser que la gravité, au XXIᵉ siècle, n’est plus une force physique mais médiatique : tout ce qui chute attire l’attention (car sensationnel, de l’ordre du spectacle, et pas seulement), et c’est là sa véritable pesanteur. La chute est devenue notre seule métaphore honnête. Le monde tombe en boucle, et nous applaudissons, soulagés de ne pas être, pour une fois, ceux qui tombent.

Et pourtant, il reste dans ce vacarme une pureté inattaquable : la manière dont chaque skateur recommence. Toujours. Sans drame. L’obstination tranquille du corps contre la probabilité et la chute. Dans ce traité invisible du béton, chaque figure ratée est un commentaire en marge. Le style et la chute naissent dans cette friction du monde : la roue qui accroche, la planche qui résiste, la peau qui s’écorche. C’est par la résistance que s’écrit le langage du skateboard et de son existence, qu’elle soit réelle ou médiatique.

Voilà.

Retour au court.

Le groupe 2 se conclut avec notre héros local préféré, Vincent Milou, qui décroche sa place parmi les finalistes, sous les applaudissements nourris du public. Le groupe suivant voit s’élancer un autre visage familier : Aurélien Giraud, notre autre champion national, acclamé dès son entrée. Mais, malgré une belle maîtrise et des tricks propres, il ne parvient pas à se qualifier pour la phase suivante.

Et enfin, le groupe 4, lui, enfonce le clou avec un impressionnant Sora Shirai, et bien sûr, le spectacle millimétré du multiple champion SLS Nyjah Huston, dont chaque mouvement semble réglé à la fraction de seconde.

À présent, il est 18 heures, et les Knock-Outs des quatre groupes masculins s’achèvent, laissant place à une courte accalmie avant les finales femmes et hommes. François et moi profitons de l’interlude pour exécuter notre rituel bien rodé : direction les toilettes, passage au stand Monster pour une nouvelle canette gratuite (mention spéciale au Monster Rehab Pêche, qu’on recommande chaudement), puis halte au bar express pour une énième bière.

Autour de nous, la foule se met en mouvement. Tout le monde semble animé par le même programme logistique : boire, manger, uriner, recommencer. Malgré notre connaissance d’un coin “toilettes” relativement épargné, on finit quand même par perdre de précieuses minutes dans les files d’attente : celles pour les sanitaires, pour les hot dogs, pour les bières… Heureusement, pas besoin de faire la queue pour les canettes Monster, dont les hôtesses distribuent les échantillons avec un enthousiasme publicitaire sans faille. Après plusieurs passages au stand, nous finissons même par céder à leur photobooth brandé et posons pour la postérité. Dans l’euphorie (et l’ivresse des bières avalées), on leur demande s’ils ont du merch (une casquette, peut-être), histoire de tester notre théorie selon laquelle les plus belles casquettes produisent les plus beaux tricks. Mais malheureusement, le merch n’est que pour les athlètes, et les quatre canettes Monster bues n’y changeront rien.Une fois ce petit rituel consumériste et hydratant bouclé et nos vessies vidées pour la je-ne-sais-combientième fois, nous regagnons nos places dans les gradins, juste à temps pour les finales.

FINALE FEMME

Les finales femmes débutent vers 18h30, avec un plateau relevé : Funa Nakayama, Yumeka Oda, Keet Oldenbeuving, Coco Yoshizawa, Aoi Uemura, et Chloé Covell. Six compétitrices, dont quatre Japonaises, une moyenne d’âge à peine majeure et une audace à faire pâlir les plus téméraires de la skatosphère.

L’hégémonie japonaise observée dans cette finale féminine (et même au-delà, puisque les Japonais brillent actuellement dans toutes les compétitions internationales de skateboard) ne relève pas d’un hasard statistique, mais d’une configuration socio-spatiale spécifique du skateboard au Japon. En effet, la discipline s’est constituée en véritable technique du milieu « associé », au sens simondonien du terme. Le skate japonais ne s’est pas formé contre la ville, mais dans une négociation constante avec son appareillage normatif : urbanisme contraint, hyper-régulation des usages du sol, densité sensorielle et temporalité comprimée des espaces publics. Ces conditions ont produit une pratique hautement située, où la performance découle d’une intériorisation des contraintes et d’une lecture tactique du réel.

La supériorité technique des skateuses et skateurs japonais s’explique alors par leur maîtrise d’une écologie de la contrainte. Dans un espace saturé, la moindre aspérité devient information, la moindre faille une ressource. Le geste y est calibré non par la recherche de puissance, mais par l’optimisation du contact, du rythme, du silence, un rapport d’ingénierie fine entre le corps, la planche et l’environnement matériel. Il ne s’agit pas d’une corporéité démonstrative mais d’une corporéité cognitive, où le corps se fait instrument de lecture, interface perceptive entre la micro-topographie urbaine et la logique du trick.

De ce point de vue, le Japon constitue un régime sensoriel du skate distinct : un modèle d’« urban tactility » (pour reprendre la terminologie anglo-saxonne) fondé sur la continuité du geste, la micro-précision et la résonance des matériaux. Les finalistes japonais·es incarnent cette logique d’hybridation entre discipline et fluidité, entre le contrôle du geste et la plasticité de l’environnement. Leur domination traduit la maturation d’une culture du détail et de la perception, issue de décennies de pratiques fines dans des espaces contraints, où chaque glissement devient un acte d’analyse du monde. Ce n’est pas seulement une victoire sportive : c’est l’aboutissement d’un rapport phénoménologique à la ville, proprement japonais, où la technique devient forme de pensée.

Comme l’a montré Julien Glauser dans ses recherches à Tokyo, les skateurs, et ici, plus encore avec nos finalistes, ont appris à « lire » le skatepark (comme ils ont lu la ville) par le toucher, le son et la vibration. Comme je le dis plus tôt, c’est une discipline née dans leurs villes respectives, au cœur même de leurs restrictions, une sorte de dialogue intérieur avec la contrainte, comme si chaque skateur·se japonais·e portait en lui/elle un petit fonctionnaire de l’urbanisme méticuleux, prêt à lui rappeler que le trottoir n’est pas à soi, que le bruit a une heure légale, que tout excès de vitesse esthétique est une offense au voisinage. Et c’est aussi précisément dans cette lutte amoureuse contre la régulation, pas contre la loi, mais avec la loi, que se forme un style, une technique, une intelligence du geste qui fonctionne parfaitement avec les espaces de compétition encadrée, eux aussi contraints à des limites, des distances ténues, des réductions d’espace dans le design de leur park.

Et donc, quand les skateurs et skateuses japonaises dominent cette finale, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont mieux répété leurs figures. C’est parce qu’ils épousent la topographie du skatepark comme celle d’une ville, absorbent les forces, font du corps une antenne de perception. C’est un instrument de navigation dans la complexité matérielle du monde. C’est une forme de stoïcisme kinétique.

C’est un peu mon avis et ma lecture de Glauser a beaucoup influencé ce dernier.

Enfin.

Bref.

Retour à la finale féminine.

Dès les premiers runs, Chloe Covell semble intouchable. La prodige australienne, tenante du titre à Paris en 2024 et dominante sur le circuit depuis trois ans avec Rayssa Leal, pose un run quasi parfait : kickflip dès la première seconde, back smith millimétré ensuite, puis un switch frontside flip… De quoi s’installer en tête avec un impressionnant 7,7. Des décimales pour mesurer le risque. Une arithmétique du courage. Avec les scores, quelque chose d’autre se joue : la tension entre le geste et son évaluation, entre la liberté et le protocole. Le skate, institutionnalisé, garde encore l’ombre de sa marginalité, comme une cicatrice sous le vernis.

Doucement le soleil de la journée laisse place aux spots lumineux du toit du court. À cet instant, Roland-Garros ne ressemble plus à rien : ni un stade, ni une rue, ni un musée. C’est un interstice. Un lieu sans hiérarchie, où le corps dicte sa propre grammaire. Les skateuses semblent écouter le stade, écouter l’espace, écouter ce que leurs expériences chuchotent à leur raison ou à leur folie, ce qu’il va être nécessaire pour remporter leur run et comment réussir avec leur best trick. Elles perçoivent dans chaque recoin du park une opportunité d’élan. C’est cette écoute-là, ce rapport organique au monde, qui me semble désormais flotter dans les tribunes. On n’écoute plus le sol, on l’enregistre. Le skate filmé n’est plus un bruit, c’est un spectacle murmuré. 

Et alors on s’élance pour les derniers tricks, déterminants pour la victoire. Les Japonaises n’ont pas dit leur dernier mot. Yumeka Oda et Coco Yoshizawa enchaînent les runs solides, tandis qu’Aoi Uemura mise tout sur le risque et la créativité. Son half cab heelflip et ses tentatives audacieuses sur la section « bump to rail » ont fait lever la foule, mais elle finit 5ème sur les 6 finalistes.

Le suspense se joue alors dans la section des single tricks, là où tout se décide. Chloé, fidèle à son sang-froid, claque un 50/50 grind 180 out pour assurer son podium, mais Aoi Uemura, casquette DC Shoes vissée sur la tête (très belle casquette cache oreilles), sort la carte maîtresse : un backsmith monstrueux parfaitement exécuté, noté à 8,5, suivi d’un Bennett grind d’école sur le “bump to ledge” (le revoilà!). Incroyable. 

Avec une régularité remarquable, Aoi a détrôné la favorite au terme d’un final haletant. Après des années de domination austro-brésilienne incarnée par Covell et Leal, cette victoire marque un tournant. « Enfin, une Japonaise sur la plus haute marche du podium d’une étape SLS Arena », dira le commentateur en direct, conscient du symbole, déclenchant le surprise d’Aoi qui n’avait pas l’air d’être au courant de ce nouveau palmarès.

À seulement 16 ans, Aoi entre dans la légende du skate féminin, brisant la série de victoires de Chloe et Rayssa. Et, avec ce triomphe, le Japon confirme sa montée en puissance dans le skateboard de rue mondial. Et pour nous, c’est juste le temps qu’il nous faut pour prendre un dernier Monster et d’enchaîner avec une dernière bière avant de retrouver les gradins pour la finale masculine.

FINALE HOMME

La lumière décline, la chaleur baisse. Les caméras captent les ombres, les reflets des projecteurs sur les rails. Il est 20h. 

Tout spectateur familier du skateboard a déjà connu ce qu’on pourrait nommer « cet instant du souffle coupé ». Ce moment bref, quasi physiologique, où le cerveau perd son langage et où le corps entier se tend comme pour retenir l’air. Ces instants où, en regardant votre skateur favori, on sent qu’il se passe quelque chose d’impossible, mais pas dans le sens hollywoodien de l’exploit, plutôt une espèce d’accord parfait entre l’homme et la gravité, comme si, pendant un instant minuscule, ils signaient un pacte secret.

C’est ça, un instant du souffle coupé, c’est le spectacle d’un corps humain qui s’entend, littéralement, avec la gravité. Il ne la nie pas, ne la défie pas, il discute avec elle, et, étrangement, la convainc. 

À l’arrivée de nos finalistes, il y a dans l’atmosphère ce genre d’impression rare, celle qu’on ressent avant qu’un événement devienne souvenir collectif. On ne sait pas encore ce qui va se passer, mais on sait déjà qu’on va s’en souvenir.

Les finales de compétition de skateboard semblent toujours avoir quelque chose de l’ordre du rituel. Les lumières, la musique, les slow-motions, le cérémonial du score : tout cela frôle la liturgie. Mais à Paris, ce soir-là, quelque chose est différent. Peut-être à cause du lieu, ou peut-être parce qu’un Français peut réellement gagner, ici, chez lui*, dans ce temple du sport et de l’exploit. Il y a une tension patriotique, oui, mais aussi une attente esthétique. On veut voir du beau. Et surtout, on veut voir du Milou, du très grand Vincent Milou.

Les six finalistes sont les suivants : Vianna, le Brésilien ; Shirai et Horigome, les deux Japonais ; Huston, le multiple champion américain ; Ribeiro, le Portugais ; et Milou, l’enfant des Landes, celui qui skatait encore, paraît-il, sur le parking du Leclerc pendant ses étés. 

L’opposition de styles est totale mais le talent est là et on sent que la finale va se jouer à rien, à la prière peut-être. Et Roland-Garros devient alors notre chapelle, le temps de cette finale.

Le run, c’est la narration pure du skate. Pas encore la foi, pas encore le miracle, mais le cantique du mouvement. Chaque rider déroule une phrase, avec sa ponctuation, ses respirations, sa logique propre. Vianna commence fort : lipslide fakie, big gap noseblunt slide, fakie front foot. 8,3. C’est efficace, mais froid.

Sora Shirai suit, précis comme jamais, lisant de son corps l’environnement, pliant l’espace et le temps : backsmith, 180 switch crook, back tail front shove. Sa glisse semble calculée au micron près. 9.2. L’élégance du contrôle. Aucun remplissage. Un run parfait. 

Enchaîne Yuto Horigome, celui dont chaque trick peut être incisif, tranchant. Mais ce soir-là, sa lame s’effrite : sa cheville flanche, il chute. Et soudain, le skate cesse d’être sublime pour redevenir humain. On se rappelle que ces corps sont vulnérables, mortels.

Et voilà, Milou. Ce n’est pas qu’il entre sur la rampe, c’est qu’il s’y fond. Il ne déclare pas le run, il le laisse advenir. Noseblunt, nosegrind, no comply, frontside flip, switch nose grind, fakie flip, flip front flip. Chaque trick semble improvisé, et pourtant, rien n’est laissé au hasard. Il y a dans son style une absence totale de crispation, comme si le skate lui arrivait, plutôt qu’il ne le produisait. Le bruit de sa planche en réception, flack, doux et net à la fois, déclenche un soulèvement collectif. 9.3. Et soudain, le public français croit en la légèreté. Et le frisson traverse chaque centimètre carré d’épidermes qui occupe les 10 000 sièges occupés du court Suzanne Lenglen.

Ça continue, ça défile.

Encore du grand Shirai, sur son second round. 9,4 au score.

Après un premier run délicat, Nyjah Huston s’avance pour son second run, et la lumière se modifie légèrement, ou peut-être est-ce moi. Nyjah, c’est l’archétype de la domination. Tatouages noirs, regard sans clignement, posture d’athlète programmé. Il entre dans sa ligne comme une machine qui s’allume : crooked grind, switch frontside flip, kickflip back D, score : 9,0. L’efficience américaine. Admirable, inhumain.

Gustavo Ribeiro, toujours impeccable, enchaîne crooked grind nollie flip, half cab back smith. 9.0, encore. Un skate de géomètre, propre, presque abstrait.

Entre les runs et les best tricks, il y a toujours cette pause étrange, cet interstice de tension pure. Les riders s’assoient, boivent, s’étirent. Les caméras zooment sur leurs visages : la concentration, la fatigue, parfois l’incrédulité. Milou, serviette sur la tête, casque sur les oreilles, regarde le sol, s’isole, s’inscrit dans un autre monde. Il a cette façon de se taire qui n’est pas du calme, mais une intensité retenue. Son regard, clair, presque naïf, semble ailleurs. Il ne pense pas à la victoire, on le sent. Il pense à la ligne suivante, au geste juste. À l’apesanteur, peut-être. C’est un moment où le sport et la métaphysique se croisent.

Les scores se jouent à une décimale près pour les 4 premiers : Shirai (9.4), Milou (9.3), Huston (9.2), Ribeiro (9.1). Et on passe aux best tricks.

La série des best tricks, c’est le territoire du risque. Chaque tentative est une offrande. Les riders y vont un par un, jetant dans le vide tout ce qui leur reste de courage et de style. C’est la partie du skate où l’on mesure l’âme.

5 tentatives pour mettre le plus de points. Et toute notre attention est tournée vers Milou.

Pour son premier tour, il s’élance en avant-dernier avec un kickflip front tail to fakie. Les roues touchent à peine. Il pose deux doigts sur le sol pour se rattraper. Rien de grave, mais l’équilibre vacille. Le public grince, Milou ne bronche pas. Il grimpe la rampe, avec le sourire, salue Nyjah et fixe l’écran des scores. 8.6. Le public hue, Milou semble s’en contenter. Puis, il s’isole à nouveau, sous son casque, lui-même sous une serviette.

Deuxième tentative : switch noseblunt. Le stade rugit. 9,0.

Troisième tentative : il manque son saut. Shirai enchaîne, et manque également son trick.

Il semble qu’à présent, tout va se jouer entre Milou, Shirai, Huston. Score actuel : Milou (26,9), Shirai (18,2), Huston (18,2). Encore deux passages pour chaque finaliste.

Huston claque un énorme flip au-dessus du bump. Il prend la note de 9.0 et remonte à 27.2. Vincent Milou passe en second position et c’est à lui de se lancer. Le suspense est à son comble. Sous sa serviette blanche, il écoute les dernières secondes de sa musique et s’élance, saute, mais c’est trop court. Il tombe. Le public retient son souffle. Le bruit du grip qui frotte le sol. Ce son râpeux est plus violent que n’importe quel cri. On voit la déception dans son regard.

Sora Shirai répond aussitôt. Nollie bigspin back tail, bigspin out. Rien que de le nommer, on comprend que c’est un gouffre technique. C’est chirurgical. 9.4. 

Le score : Shirai (27,6), Huston (27,2), Milou (26,9), Vianna (25,7).

C’est le moment de la dernière tentative, du dernier trick.

Horigome et Ribeiro défilent sans succès.

Vianna s’élance, cab back nosegrind. 9,1. Les chiffres deviennent abstraits. Le réel, c’est la tension. Vianna passe en tête. Score : Vianna (34,8), Shirai (27,6), Huston (27,2), Milou (26,9)

Il ne reste que Shirai, Huston et Milou.

Et c’est au tour de Milou.

On dit souvent que les moments de grâce ne préviennent pas. C’est faux. Parfois, on les sent venir. Juste avant qu’il parte, tout le stade retient sa respiration. Même la lumière semble s’être figée. Milou fixe la rampe, immobile. Puis il s’élance, sans cérémonie.

Ce qui suit défie la description ordinaire.

Le pop est net, presque musical. La planche tourne une fois, et dans cette rotation, le corps semble se détacher de lui-même. Les épaules pivotent légèrement pour s’aligner, les genoux plient, le regard reste fixé sur le rail. On a l’impression que tout le mouvement s’effectue au ralenti, non pas parce que le temps ralentit, mais parce que le cerveau, incapable de suivre, dilate la réalité.

Le nez de la planche touche le métal. Le point exact, le centre invisible de la perfection. Pendant un instant, tout est suspendu. Le bruit du glissement se change en sifflement d’air. On sent le monde retenir sa gravité. Et puis, comme un murmure, la réception.

Milou pose un kickflip front noseblunt monumental. Incroyable. Fluide. Ineffable.

Notre « instant du souffle coupé ».

Il faut une seconde pour comprendre ce qu’on vient de voir. Le public explose, c’est la déflagration : cris, applaudissements. Des gobelets de bière en plastique volent de tous les recoins du court, et atterrissent sur le skatepark. C’est l’explosion de joie. Vincent Milou n’arrive pas à y croire, assis sur la terre battue, les mains sur les tempes. Il se relève ensuite, tente d’avertir la foule par de grands gestes que tout n’est pas encore joué. Mais le public sait, le public veut déjà y croire. Et les verres continuent de voler jusqu’au sol. Il y a de l’eau partout.

La note tombe : 9,2. Total pour Milou: 36,1. Il passe premier. 

Milou sourit. Il reste là, debout. Peut-être qu’il comprend. Peut-être qu’il ne veut pas comprendre. À cet instant précis, il y a quelque chose de sacré. Et je me surprends à penser que le mot miracle ne devrait pas être réservé aux choses religieuses. Il devrait aussi s’appliquer à ce jeune Français du Sud-Ouest qui, par un samedi d’octobre, a su convaincre la gravité de se taire.

Le skateboard est une discipline du déséquilibre. Tout y est une affaire de négociation avec la chute. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que cette négociation est esthétique autant que physique. Le corps, ici, n’est pas un outil, c’est un langage comme je n’ai pas arrêté de le dire plus haut. Milou, dans cette finale, parle une langue que seuls les corps comprennent. Federer avait son revers, Nadal sa rotation, Milou a ce moment suspendu où son centre de gravité se déplace comme par télépathie. Ce n’est plus du sport, c’est un appel à la légèreté.

J’insiste, j’insiste, mais il y a quelque chose d’obscurément spirituel dans ce rapport à la gravité. Le skate ne cherche pas à la nier, comme le font les fusées ou les athlètes de saut en hauteur. Il cherche à la comprendre. À la séduire, même. Et Milou, ce soir-là, l’a séduite. Il l’a rendue complice. La planche ne tombait plus, elle descendait avec tendresse.

Une fois le skatepark de nouveau à sec, après le déluge de verres d’eau et de bières, les deux derniers participants s’élancent pour leurs dernières tentatives. Le suspense est à peine voilé.

Scores : Milou (36,1), Vianna (34,8), Shirai (27,6), Huston (27,2)

Huston loupe son trick. Il reste Sora Shirai… Ça va se jouer à rien. Il a juste besoin d’obtenir la note de 8,6 pour gagner.

Alors Sora tente son célèbre bigspin back tail une dernière fois. Il glisse. L’air s’arrête. Et il manque son trick. Les chiffres s’affichent : Milou remporte le SLS Paris 2025. 

Et là, la liesse. Les gens crient, sautent. Milou n’y croit pas, il se demande si c’est bien lui qui a gagné, puis il réalise, tombe à genoux. Ses potes de l’équipe française envahissent la rampe. Les caméras tremblent, se fraient un chemin. Le speaker répète son nom comme une prière. « Vincent Milou, champion du SLS Paris ! »

Et dans ce vacarme absolu, un détail : Milou ferme les yeux. Juste un instant. Ce n’est pas le geste d’un homme qui savoure. C’est celui d’un homme qui revient. Comme si, pendant son trick, il avait quitté le monde et qu’il devait maintenant réapprendre à y marcher. Nous restons encore quelques minutes à célébrer avec François, avant de quitter le court, et devancer la foule compacte qui se dirige vers les sorties, tandis que le court hurle encore la victoire de son héros français.

On prendra le métro, en se remémorant les moments de la journée. Puis une dernière bière dans un bar, avant de regagner nos appartements et de laisser, à notre tour, l’émotion retrouver sa pesanteur.

FIN

J’ai écrit ce texte après l’événement, mais je suis tombé malade la semaine suivante, ce qui a ralenti un peu les choses. Quand je suis malade, j’arrive à lire, mais écrire devient presque impossible. Alors j’ai pris le temps de me remettre de cette foutue crève, de revisionner le SLS Paris, et de replonger dedans autrement. J’ai aussi lu pas mal d’articles sur le skate, dont un texte de Julien Glauser, “Like a Needle in an Asphalt Groove – The Sensitive Landscape of Street Skateboarding in Tokyo”, qui m’a beaucoup inspiré pour ce reportage (comme vous avez pu le remarquer).

Le lendemain du SLS, dans le 16e arrondissement, tout avait l’air d’être revenu à son état naturel. Les réseaux, eux, avaient déjà digéré l’événement. Des vidéos lissées, des ralentis sur Aoi Uemura, des boucles infinies de Milou, des musiques calibrées pour l’émotion instantanée. L’image parfaite a la politesse du mensonge : elle efface la poussière, la sueur, le risque pris, les moments de sacre et les moments de doute. Tout devient fluide, transparent, consommable. Le spectacle, en haute définition. Je regardais ces clips en silence, comme on regarde un souvenir retouché. L’œil reconnaissait les gestes, mais les souvenirs bien présents gardaient précisément l’âme des moments vécus réellement.

Aujourd’hui, en concluant, je repense à tout cela, avec le recul et l’émotion déjà lointaine. Cependant, depuis ce 11 octobre, j’ai l’intime conviction que le skateur n’est pas un usager de la ville et du monde comme un autre, il ne se déplace pas dans le paysage : il le tisse. À Roland-Garros, le tissage avait changé de matière. Ce n’était plus la rugosité du trottoir, la souplesse du macadam, mais la planéité contrôlée d’un plateau d’événementiel. Le skate, déplacé, devenait métaphore de son temps : une pratique née du hasard et réécrite par la planification. Et pourtant, sous cette géométrie impeccable, on sentait battre quelque chose d’antérieur, d’instinctif, cette obstination à ne pas tenir en place, à déranger la forme parfaite.

Ce qui s’était passé le samedi 11 octobre n’était pas seulement une compétition : c’était une expérimentation métaphysique en direct. Une étude de la chute dans un monde qui refuse désormais de tomber. Nos sociétés prêchent la stabilité, la performance, la maîtrise, la gloire ; le skate, lui, rappelle que toute trajectoire est une oscillation. Il rejoue, sur une échelle miniature, le drame de la civilisation moderne : comment avancer tout en acceptant de perdre l’équilibre ? Peut-être que c’est pour cela qu’il nous fascine tant. Parce qu’il rejoue, en miniature, notre propre désarroi et notre propre volonté de défier les forces qui nous attirent inévitablement vers la chute.

Pour revoir le SLS Paris 2025 – Ci-dessous la vidéo de la journée

Références citées et documentations lues ayant inspiré ce récit :

>> Comme une aiguille sur un sillon d’asphalte Le paysage sensible du skate de rue à Tokyo de Julien Glauser : https://journals.openedition.org/paysage/23690

>> Des jeunes et la rue : les rapports physiques et sonores des skateurs aux espaces urbains de Claire Calogirou et Marc Touché : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5619680m/f69.double

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