Avant toute chose, je vous recommande vivement de regarder Adolescence. Et si je vous le recommande, c’est pour une raison bien précise que j’aimerais développer ici.
Laissez-moi donc vous en parler un peu plus.
La mini-série britannique Adolescence (sortie sur Netflix) se présente, à première vue, comme un simple thriller policier. Pourtant, au-delà de sa mise en scène, de l’incroyable jeu d’acteurs (s/o Owen Cooper, Stephen Graham) et de sa photographie, elle offre une exploration percutante des paradoxes de la jeunesse contemporaine, marquée par une forme de radicalisation numérique, mais aussi – et surtout (et ce qui me semble être le point central de la série) – par l’érosion de l’individualité, telle que théorisée par Carl Jung.
En combinant une narration en temps réel – chaque épisode étant filmé en un unique plan-séquence – avec une intrigue centrée sur le drame familial d’un adolescent accusé de meurtre, la série propose une réflexion puissante sur l’état de l’adolescence dans notre monde connecté.
On pourrait s’interroger sur le choix stylistique de ces plans-séquences continus : simple effet esthétique ou véritable volonté de rendre palpable l’expérience vécue par les personnages ? Mais je pense que cela reviendrait à passer à côté de l’essence du récit et du message que les créateurs ont voulu transmettre. Je laisse donc l’analyse cinématographique à d’autres, préférant ici me concentrer sur ce qui m’a profondément bouleversé dans ces quatre épisodes… Bouleversé, car dans ma propre adolescence, j’ai ressenti – ou observé chez mes amis – cette forme de désincarnation de l’individualité à l’ère des réseaux sociaux.
Selon Carl Jung, l’individuation est le processus par lequel l’individu intègre les différentes facettes de son inconscient pour atteindre un « moi » authentique. Adolescence décline cette notion à tous les niveaux : dans les dynamiques de groupe au collège, dans les comportements des jeunes, dans leurs manières d’être et de paraître sur et en dehors des réseaux sociaux avec leurs codes nouveaux et leur propre langage (le sens des emojis) . La série le fait avec une intelligence subtile et une pertinence rarement vues dans des œuvres traitant de sujets similaires.

Le parcours de Jamie Miller, le protagoniste accusé de meurtre, illustre cette crise identitaire exacerbée par un environnement numérique saturé. Mais pas seulement. On comprend peu à peu que Jamie est aussi en quête d’une validation extérieure incessante.
Les réseaux sociaux imposent des modèles uniformisés et souvent toxiques qui sapent la capacité des jeunes à se construire en dehors de schémas préétablis, comme l’explique Sherry Turkle dans son essai Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. Plutôt que de favoriser l’émergence d’un soi intégré, l’omniprésence des écrans et la surabondance de contenus engendrent une identité fragmentée et performative.
Un autre point crucial de la série est l’influence pernicieuse de la manosphère, incarnée ici par la figure d’Andrew Tate. En regardant les épisodes, j’ai d’abord trouvé étrange que son nom soit directement utilisé pour illustrer la radicalisation numérique des adolescents. Mais tout est devenu plus clair après avoir consulté sa page Wikipédia, où l’on peut lire :
“Selon The Guardian, en février 2023, Andrew Tate est populaire parmi les adolescents britanniques, qui imitent ses phrases et sa philosophie, et rapporte que « pratiquement tous les parents de Grande-Bretagne » ont entendu parler de lui. Les parents et enseignants s’inquiètent de son influence sur les garçons, qui adoptent un comportement misogyne et agressif. Une enquête réalisée par Hope not Hate révèle que huit garçons britanniques sur dix âgés de 16 à 17 ans ont vu Andrew Tate et que 45 % des hommes britanniques âgés de 16 à 24 ans ont une opinion positive de lui, contre seulement 1 % des femmes du même âge.”
Ce n’était donc pas une simple pirouette scénaristique visant à appuyer le propos du récit, mais une réalité bien ancrée.
Ainsi, les discours extrêmes et misogynes popularisés par des figures comme Andrew Tate ont contribué à créer un climat de ressentiment chez les adolescents. Il est intéressant d’associer cela aux travaux récents sur la masculinité toxique, qui permettent de mieux comprendre comment ces idéologies déforment la perception de soi et des autres, transformant le rejet social en une force potentiellement violente.
Adolescence agit alors comme un miroir des dysfonctionnements sociaux actuels chez les jeunes individus. Les interactions de Jamie avec sa famille – tiraillée entre l’amour inconditionnel et l’impuissance face au numérique – illustrent également une fracture intergénérationnelle. Les recherches en psychologie du développement, notamment celles de Jeffrey Arnett, montrent que l’adolescence est une période cruciale pour l’établissement d’un soi cohérent. Or, dans un monde dominé par la surmédiatisation, les repères traditionnels se dissipent, laissant les jeunes sans le soutien nécessaire pour naviguer dans leurs conflits intérieurs.
Ces réflexions me rappellent aussi le travail du regretté Bernard Stiegler, qui a analysé comment la technologie transforme la société et altère le processus d’individuation. Il alertait sur le fait que le numérique, en formatant les affects, détruit la formation naturelle du moi. La série illustre parfaitement cette idée : la vie en ligne, à travers des contenus extrêmes et des bulles informationnelles, fragilise (ou altère) la construction identitaire des adolescents.
Pour Stiegler, un amour de soi sain – essentiel pour aimer autrui – est irrémédiablement compromis par cette économie des affects, qui réduit l’expérience humaine à de la consommation immédiate. Dans Adolescence, le protagoniste semble perdre ses repères affectifs et se radicaliser, illustrant cette perte de soi dans une sphère numérique et extra-numérique. Et les parents, impuissants, découvrent ce phénomène, avec tout le choc que ce meurtre provoque dans la bulle familiale. Cette scène du père (Stephen Graham) qui découvre les faits dans le commissariat est d’une brutalité absolue.
Pour continuer sur ce sujet, la thèse stieglérienne insiste aussi sur la nécessité d’un réenchantement des rapports humains pour contrer la déshumanisation induite par le numérique. La série, en exposant l’impact auprès des jeunes des discours toxiques en ligne – incitant à la haine ou à la violence – illustre concrètement cette dégradation des liens affectifs dans un monde saturé d’algorithmes et de contenus manipulateurs.

Adolescence invite donc à repenser l’éducation et l’accompagnement des jeunes dans une société numérisée. Comment l’individuation peut-elle s’opérer quand les adolescents sont constamment exposés à des modèles aliénants ? La série nous interpelle sur l’urgence d’un dialogue intergénérationnel et d’un soutien psychologique renforcé pour contrer les effets délétères de cet environnement.
Et c’est pourquoi elle est si essentielle. Par son écriture et sa réalisation, elle met en lumière, de manière brutale mais juste, un problème omniprésent, qui dépasse largement la jeunesse. Mais à l’adolescence, en pleine construction de soi, ces influences, cette destruction du sens, sont particulièrement subversives. Une individuation altérée peut entraîner une perte de repères menant à des drames – et l’actualité nous en donne des exemples chaque semaine, en France comme ailleurs.
Adolescence est ainsi un miroir troublant et nécessaire de notre époque. En exposant la désintégration de l’individuation juvénile face aux influences numériques et idéologiques, elle nous interpelle sur l’urgence de repenser l’accompagnement des jeunes vers un soi authentique. Elle nous rappelle que, pour préserver la richesse et la complexité de l’adolescence, il est crucial de réintroduire le dialogue humain et les repères symboliques, indispensables au processus d’individuation, comme l’ont souligné Carl Jung, Bernard Stiegler et Jeffrey Arnett.
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Quelques lectures à ce sujet :
Jung, C. G. (1968). The Archetypes and the Collective Unconscious. Princeton University Press.
Turkle, S. (2011). Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other. Basic Books.
Connell, R. (2005). Masculinities. University of California Press.
Arnett, J. J. (2000). Emerging adulthood: A theory of development from the late teens through the twenties. American Psychologist, 55(5), 469–480.
Stiegler, B. (2003). Aimer, s’aimer, nous aimer. Galilée.