Le mercredi 22 janvier, nous avons lancé un nouvel épisode de la série Source Folder sur Club Late Music. Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, Club Late Music est un label musical collaboratif et open-source, fondé en 2015 et dédié à la musique club expérimentale. Il réunit une communauté internationale d’artistes et de créateurs qui collaborent à travers des pratiques décentralisées et des ressources partagées, connue sous le nom de GUN (pour Global URL Nation).
Source Folder est l’un des nombreux formats de projets proposés par Club Late Music, auxquels participent les membres de la communauté GUN. Ce format se présente comme un terrain d’expérimentation où, à partir d’un ensemble de samples servant de matière sonore, divers artistes proposent de nouvelles compositions en s’inspirant de l’orientation définie par ce package.
Initié et piloté par Bademjan, artiste et membre de GUN, ce nouveau volet de Source Folder explore et utilise la nostalgie comme matrice créative. En effet, Bademjan réactive une dialectique chère aux théoriciens des médias : celle de la contrainte comme catalyseur d’innovation, en créant et proposant “une collection de 25 instruments personnalisés comme source sonore exclusive aux morceaux pour imaginer la bande-son d’un jeu vidéo éthéré et d’un autre monde, rappelant les limites créatives de l’ère 16 bits”.
En s’appropriant les codes esthétiques et techniques de l’ère 16-bit, Bademjan ne se contente pas de pasticher un âge révolu des jeux vidéo; il suggère de réinterpréter les limitations pour forger un langage musical hybride, à la fois archéologique et prospectif. Ce projet, à la croisée de la musique expérimentale, de l’art vidéoludique et de la poésie numérique, interroge la persistance des imaginaires technologiques dans la création contemporaine.
Avec son sample pack de synthés 16-bit, Bademjan propose – dans la lignée de compositeurs comme Anamanaguchi (Airbrushed), Disasterpeace (Fez, Hyper Light Drifter) ou Lena Raine (Celeste) – de transformer les contraintes matérielles des consoles rétro et de leurs sons propres en une grammaire émotionnelle. À l’instar des stratégies décrites par Tara Rodgers dans Pink Noises (2010), ces vingt-cinq instruments, conçus pour évoquer les synthétiseurs rudimentaires des années 1990, ne célèbrent pas un fétichisme technologique, mais incarnent une médiation entre mémoire historique et abstraction contemporaine. Tara Rodgers défendait justement que ces limitations techniques ne sont pas des faiblesses, mais bien des conditions génératrices d’une esthétique particulière, capable de réveiller des mémoires collectives, comme le feraient chez nombre d’entre nous les arpèges rapides de Koji Kondo (Super Mario Bros.) ou les modulations FM de Yuzo Koshiro (Streets of Rage).
Cette démarche trouve un écho ironique dans le projet piloté par Bademjan : la communauté GUN de Club Late Music, en s’appropriant ces synthés, fait résonner une mémoire partagée qui hybride technologies marginalisées et récits culturels alternatifs. Loin d’un hommage purement nostalgique, la pratique collective ici – composition, et partage de samples – réactive l’« esthétique de la contrainte » chère aux pionniers du chiptune, où la rareté des canaux audio (4 sur Game Boy, 6 sur Mega Drive) devenait un terreau d’invention.
C’est ainsi que chaque instrument fonctionne comme un palimpseste : les nappes bitcrushed de jjjacob évoquent les paysages désolés d’un Silent Hill, tandis que les mélodies de Sçlé convoquent l’ambiguïté mélancolique du célèbre jeu japonais Snake, ou encore les plages de synthés aériens d’indigoblue qui renvoie à des décors d’exploration d’un RPG dreamy. Cette approche souligne alors très bien comment la rareté des canaux audio était et sont toujours un cadre propice à l’invention mélodique.
En confiant ses instruments à quatorze artistes, Bademjan et Club Late Music réactivent également une tradition underground : celle des communautés créatives structurées autour de ressources partagées (cf. les trackers des années 1990 comme MilkyTracker). Ce geste s’apparente à cette esthétique relationnelle, chère à Nicolas Bourriaud, qui explique comment, autour de processus collaboratif, l’œuvre se décrit et s’organise comme un espace d’interactions sociales et d’échanges, où la création artistique s’inscrit dans des pratiques de production distribuée, collective et relationnelles plutôt que dans une production d’objets autonomes.
Ainsi, chaque morceau — de l’ambient sombre et texturé aux envolées rêveuses synthétiques — révèle d’une interprétation à la fois collaborative et mais également singulière des contraintes imposées, illustrant le paradoxe de la créativité sous régime restrictif, théorisé par Patricia Stokes dans Creativity from Constraints. En effet, loin d’étouffer l’imagination, les contraintes peuvent favoriser l’émergence d’idées novatrices en forçant les créateurs à explorer des solutions inédites… sans oublier que les facteurs collectifs et organisationnels permis par GUN influencent aussi la créativité
Contrairement aux compilations traditionnelles, Source Folder fonctionne comme un écosystème sonore : les instruments de Bademjan agissent comme des objets-frontières (décrit par Star & Griesemer), servant de points de convergence, facilitant la collaboration et permettant une cohérence thématique tout en libérant les individualités artistiques. Cette dynamique évoque d’autres projets comme Open Samples (GitHub) voire les compilations du label Ubiktune, où le partage de samples ouvre des dialogues intergénérationnels entre musiciens.
Au projet s’ajoute également l’œuvre visuel de Ynhame Lefrit qui sublime la thématique elle-même. Chargée de symboliques, le visuel ne se contente pas d’illustrer la musique composée : elle l’incarne. Cette sorte de carte isométrique (dont le cadre renvoie aux cartouches de jeux), rappelle les dungeon maps de Diablo (1996) ou Baldur’s Gate (1998), et transpose en quelque sorte en images la dialectique bachelardienne de l’espace imaginaire. Les dégradés pixelisés, les éléments géométriques et les motifs iconographiques (tirés, il me semble, de RPG Maker) fonctionnent comme des partitions visuelles, guidant l’auditeur à travers des architectures mentales où le réel se dissout en fragments oniriques; où l’on finit par se projeter dans des souvenirs d’images connues, lointaines, appartenant à une culture traversée, jouée, avec laquelle on a déjà interagi. En reprenant des symboles connus pour son artwork, Ynhame Lefrit reconstruit un lieu qui devient un réservoir d’émotions, une source de réminiscence, un espace poétique.

Source Folder dépasse alors le simple hommage pour interroger la nostalgie comme outil critique. En réactivant les limitations techniques et en réactivant son sens profond, Bademjan rejoue ce que Svetlana Boynom appelle la « nostalgie réflexive » — non pas un désir de retour, mais une réinterprétation critique du passé. Cette démarche s’apparente aux pratiques vaporwave ou aux expérimentations de Orange Milk Records, où le kitsch technologique devient un prisme pour questionner notre rapport au progrès.
D’autre part, Source Folder explore et interroge les non-lieux sonores (extrapolant ici la théorie des non-lieux de Marc Augé en l’appliquant à l’univers sonore), ces zones liminales où le familier se teinte d’étrangeté. En effet, l’utilisation des sons de synthèses rappelant un contexte culturel, social et familier vient s’habiller d’une nouvelle modernité qui va à contre-courant de la surabondance de la modernité, qui s’oppose à une forme de standardisation et qui ne réduit pas son créateur à une simple fonction d’usager mais plutôt d’acteur. Ces paysages sonores façonnent ainsi des expériences nouvelles, passant alors de l’idée de non-lieux à celle de nouveaux lieux sonores. Les sons créés proposent une tension entre mémoire et anticipation, entre post-nostalgie et création en miroir.
Avec ce deuxième volet, Source Folder confirme son statut d’objet-frontière dans le paysage musical expérimental. Plus qu’une compilation, c’est une archéologie spéculative — un artefact où se croisent les fantômes des consoles Sega, les utopies cyberpunk et les rêveries rétro-futuristes. En réconciliant l’érudition technique et l’onirisme, Bademjan et les membres de la Global URL Nation proposent une réponse audacieuse à la question que se posait Jaron Lanier dans son Ted Talk de 2010 qui était : “en regardant les progrès technologiques, je m’intéresse à comment nous pouvons ouvrir de nouveaux continents du potentiel humain, comment nous pouvons réveiller des aspects du caractère humain qui pourraient être fonctionnels, et que nous n’avons peut-être jamais remarqués auparavant.”
En d’autres mots : comment continuer à être créatif dans un monde saturé de technologies ?
Et c’est donc la réponse, en ces temps d’hyperconnectivité, à laquelle Source Folder répond : les contraintes, loin d’étouffer l’imagination, peuvent être des portes vers l’ailleurs — des sas où le passé et le futur dialoguent, hors du temps marchand et standardisé.