Review – Album « Spirit are you here? » d’Ange Halliwell

Album Ange Halliwell

J’ai lancé ma première écoute du nouvel album Spirit, are you here? d’Ange Halliwell quelques minutes après le décollage de mon avion de la compagnie West Airlines, quittant la ville de Xi Shuang Ban Na, dans la province du Yunnan en Chine, direction Chongqing.

J’attendais ce nouvel album avec une impatience dévorante, celle que l’on ressent quand on aime depuis longtemps un artiste, un artiste que l’on suit, que l’on voit évoluer. Je connais le travail de Corentin Laborde (Ange Halliwell) depuis un bon moment maintenant, et je l’ai vu progresser, changer, au point de pouvoir en parler, sans prétention, avec un regard peut-être un peu critique. Mais je ne me considère pas comme un critique : plutôt comme un amoureux de musique, un passionné, un enthousiaste. Ces trois choses à la fois me placent donc dans une posture d’amicalité plutôt que de commentaire.

Quand je lance un album, je cherche généralement un sens dans ce que j’écoute. Si je n’en trouve pas, je n’en parle pas ; si j’en trouve, je l’écris. Et le timing est assez amusant car j’ai fait cela récemment avec l’album de Malibu, et je continue à présent avec celui d’Ange Halliwell. Ce sont deux artistes qui se connaissent très bien, assez pour collaborer, s’inviter mutuellement sur des featurings et sortir du merch’ ensemble. 

Moi, j’y ai d’abord vu une simple coïncidence dans le calendrier de leurs sorties respectives, plutôt qu’une continuité. Je savais que j’allais écrire sur Ange au moment où il a parlé de son nouvel album, pas sur Malibu. Pourtant, les choses se sont déroulées dans cet ordre : j’ai d’abord écrit sur Malibu (review à lire ici) et j’écris à présent sur Ange Halliwell… Quelque part, j’en suis presque heureux, car je les ai abordés dans des conditions très différentes.

J’ai écouté Malibu chez moi, dans le confort et la sécurité de mon bureau, au cœur de ma chambre. Et j’ai écouté Spirit, are you here? à dix milles pieds d’altitude, la tête pleine de souvenirs de voyage, entre deux vols avant mon retour en France, avec cette pointe de nostalgie des départs qui rend l’écoute plus sensible, plus émotive encore.

Ce 10 novembre dernier, alors que les premiers morceaux de l’album s’enchaînaient sur mon téléphone, mon regard s’est perdu à travers le hublot. En bas, les montagnes de Wulangshan déroulaient leurs forêts centenaires d’arbres à thé à perte de vue. Puis, peu à peu, une nappe de nuages plats est venue effacer ce décor vert émeraude, ne laissant qu’un plateau de brume blanche et soyeuse, de quoi me plonger entièrement dans la musique. Et là, à ce moment précis, coïncidence encore une fois, c’est la voix de Malibu qui est venue se glisser dans ce paysage aérien que je contemplais.

Il y a quelques années, en septembre 2020, le collectif allemand Creamcake avait repris une phrase que j’avais écrite à propos de l’album The Wheel of Time d’Ange Halliwell. Je disais qu’Ange invitait l’auditeur « dans un voyage où l’éternité existe en un instant, où le temps est glorifié par les notes jouées, et où la vie est restaurée par la force immanente de sa musique ».

Avec ce nouvel album, Ange Halliwell ne se contente plus d’inviter : il dresse un autel, relève la lampe, et murmure : « Esprit, es-tu là ? »

Alors, au-dessus du monde, à dix mille pieds d’altitude, je me suis posé la même question : « Esprit, es-tu là ? Et si tu es là, qui es-tu ? »

J’ai tenté d’y répondre, à ma manière, avec mes idées et quelques notes écrites sur mon téléphone ce jour-là, une réponse née de l’écoute, et de l’esprit de cet album qui est venu à moi.

Ma review de l’album d’Ange Halliwell ‘Spirit Are You Here?’

Ange Halliwell Album 2025
Photo de Naïa Combary

Quand on lance l’écoute de Spirit are you here ?, le nouvel album de Ange Halliwell (sorti le 9 novembre 2025 et auto-édité) on ne fait pas « simplement l’écoute d’une musique ». On pénètre dans une séance, un rituel, un équilibre instable entre la harpe et ce qui ne l’est pas, une oscillation subtile entre la lumière et la matière sombre d’un monde latéral. Dans mon interprétation ressentie (et donc personnelle, toujours), Ange Halliwell ne se contente pas de faire de la « harpe contemporaine », il réinvente la harpe comme un instrument-messager, un instrument-devin : la harpe devient antenne, la harpe devient entité, et l’instrument que l’on croit connaître se transforme sous ses doigts en porte vers l’invisible. La harpe semble traversée, presque animiste.

L’album s’ouvre par « Intro – Invocation » : voix incantatoires, sample tiré du film The Others (2001), harpe magnifiée, tension dans l’air. Le geste est clair : « Spirit, are you here? » est d’abord une question, puis une affirmation. Halliwell nous place dans la position de médiateurs d’un au-delà qui n’attend plus simplement d’être contacté ; il l’a déjà convoqué. Comme il le déclarait lui-même : « this album is about a ouija séance with friends that goes wrong and plunges us into a world where the veil between the living and the dead no longer exists. » Ce passage du « contact » à la « rupture de voile » est central. L’album ne se contente pas de suggérer l’au-delà ; il le fait surgir, le dramatise, l’incarne. On entend les voix, la harpe rend audible l’incertitude de la frontière, et les interstices perçues dans le son prennent la forme d’un corps.

La mélodie de la harpe, ici chargée de réverbérations et de silences pleins, a ses propres rumeurs, ses propres voix. Un dialogue apparaît alors, entre deux mondes, comme si l’arête de la harpe était aussi l’arête du monde-visible / monde-invisible où des voix se rencontrent. Et soudain, une sorte de médiumnité lui permet de communiquer, et de facto, pour l’auditeur également, d’être dans cette séance, dans cet échange.

Il est difficile de décrire comment et où sa musique touche : elle ne frappe pas, elle s’infiltre ; elle se glisse dans un espace qu’aucun mot, aucune image ne peut circonscrire. C’est là, peut-être, le domaine exact où travaille Ange Halliwell : un territoire où les sons n’ont plus de contour et où la harpe devient ce qu’elle a toujours été dans les mythologies : un passage. Quand il demande, dans ce premier morceau « Esprit, es-tu là ? », on comprend très vite que la question n’est pas tant adressée à une entité extérieure qu’à la substance invisible de la musique elle-même, ou voire à quelque chose d’autre encore.

Qui est alors vraiment l’esprit ? L’esprit de sa musique ? L’esprit du monde ? L’esprit de celui ou celle qui écoute ? Le doute est voulu, et la réponse que chaque personne se fera (et que je me suis fait moi-même ici) structure tout le disque.

La harpe, chez Ange, n’est pas seulement instrument-messager, elle est aussi instrument-totem. Les doigts ne « jouent » pas ; ils exécutent un rite, autour de et avec l’instrument. Le mouvement même du doigté (l’arabesque, la traction, la corde pincée) devient geste incantatoire. Le son, après tout, n’est rien d’autre qu’une vibration ; mais ici, la vibration s’épaissit d’une intention spirituelle : convoquer quelque chose d’autre que soi, peut-être le soi sous une autre forme.

Il faut rappeler, et c’est une anecdote que Corentin mentionne dans certains entretiens (1), que sa rencontre avec la harpe fut d’abord un ébahissement, presque un enchantement. Une amie de ses parents avait amené une harpe ; elle en joua quelques notes. « J’étais émerveillé » (2), dit-il. Ce mot émerveillé semble désigner moins une admiration qu’une possession. Ce n’est pas lui qui a choisi la harpe, c’est la harpe qui l’a choisi. L’histoire prend alors une dimension mythique : l’enfant touche la corde et l’instrument le happe ; depuis, la relation est inversée : il joue, mais c’est elle qui parle.

(1) On retrouve cette anecdote dans plusieurs interviews : Manifesto 21, SICKY, Glamcut.
(2) Citation reprise du journal régional La République des Pyrénées.

On pourrait presque avancer que dans Spirit are you here?, c’est l’esprit de la harpe qui convoque Ange Halliwell, et non l’inverse. La séance tourne alors en reflet : c’est l’instrument qui appelle son joueur, pour lui demander s’il est là, s’il habite encore le corps qui pince les cordes. La musique devient une boucle d’invocation. La harpe appelle le harpiste, qui appelle la harpe, et, quelque part, l’auditeur est pris dans cette boucle, complice involontaire d’un envoûtement partagé.

Le mot « spiritisme » n’est donc pas métaphorique. Le son même de la harpe, sa transparence, sa réverbération longue, son timbre proche du souffle, semble fait pour cela : pour matérialiser l’absence, le creux entre deux mondes. L’onde sonore s’étire, s’évapore, revient ; elle a cette respiration surnaturelle des instruments qui contiennent déjà le vide. La harpe devient ici le corps de l’invisible : elle rend audible la trace d’un souffle impossible à voir, mais que l’on sent circuler : une présence silencieuse.

Peut-être alors qu’Ange nous donne ici, par la musique de sa harpe, à voir et à entendre cet invisible qui n’est pas hors du monde, mais qui l’habite depuis toujours : ces esprits oubliés, ces pensées résonnantes, ces forces incarnées que l’on ne prend plus le temps d’invoquer, ni d’appeler. Le fond, son envers, la profondeur du visible.

Cette dimension mystique n’est pas décorative non plus : elle structure le geste compositionnel. Halliwell ne compose pas à partir de la partition, mais de l’écoute de ce qui lui échappe : il improvise, enregistre, puis « reconstruit » à partir des accidents, des fragments, des résonances. C’est une méthode d’excavation du son : on déterre des spectres, on les agence pour leur redonner vie. Il y a là quelque chose de spirite dans la technique même, une sorte de composition nécromantique où chaque sample, chaque frottement, chaque silence est un reste d’âme recueilli dans le mixage.

La grande singularité d’Ange Halliwell, c’est que la harpe, instrument naturellement associé à l’angélique, à la lumière céleste, aux chœurs et aux voûtes, se retourne. Elle investit l’ombre, l’étrange, l’inattendu. Il y a dans cette inversion quelque chose de musicologique : l’instrument n’est plus objet de virtuosité pure, mais objet-rituel.

Dans ses interviews, Corentin confesse ne pas lire et ne pas avoir appris à lire la musique de façon classique, mais apprendre par l’oreille, improviser, retenter, sélectionner. Ce geste confirme son approche non-conventionnelle du jeu de la harpe, et qui rappelle la poétique du minimalisme habité qu’on retrouve chez des harpistes ambient comme Mary Lattimore (3) : un minimalisme non doctrinal, organique, fait de gestes répétés mais expressifs, de micro-variations sensibles, une approche que Halliwell semble partager, bien qu’il la tire vers des territoires plus proches de l’étrange et du spirituel. Comme je le disais : sa harpe est messager, totem, objet-rituel, point de convergence entre le vivant et le spectral.

(3) Artiste mentionnée bien justement par Adélaïde de Cerjat dans son interview d’Ange Halliwell pour Manifesto 21 en 2020.

Dans le morceau 5, « Hindsight ft. Js Donny », l’irruption du screamo et de la guitare brutale (Js Donny est crédité pour la guitare et la voix) crée un choc esthétique, un « effet rupture ». Le titre incarne le moment liminal de l’album, là où toutes les distinctions se dissolvent. Quand la guitare et la voix hurlée de Js Donny surgissent, ce n’est pas une rupture mais une transfiguration : la harpe s’emballe, se déchire, accouche de son propre cri. Ce que l’on entend, c’est la musique franchissant le seuil de sa propre transparence. La séance a bifurqué, ce qui était ritualisé devient incantation hors contrôle, réponse de l’esprit, réponse de la profondeur, de l’autre part.

Dans cette collision de timbres, Halliwell matérialise l’instant où le rituel bascule, où l’on n’est plus ni vivant ni mort, ni calme ni violent, mais suspendu entre les deux. La harpe devient passerelle, le cri devient prière ; tout se mêle dans une zone d’indétermination absolue. Hindsight n’est donc pas un simple point culminant : c’est la faille ouverte au cœur du disque, celle par laquelle l’auditeur traverse à son tour le voile. Ici, la beauté naît du seuil : la liminalité n’est plus concept mais expérience, la musique cesse d’être forme pour devenir passage.

La table des matières de l’album (12 pistes : « Intro – Invocation », « They are coming », « Trilogy ft Malibu », « Agnus Dei », « Hindsight ft Js Donny », « Mr. Downstairs and the spooky dance », « Interlude – la Hialaira », « Country Boy », « The Humming », « Spirit are you here ? », « Moonlit Ripples », « Outro – Dismissal »)⁴ donne l’impression d’un déroulé narratif, que l’on pourrait presque imaginer comme celui du voyage du héros, théorisé par Joseph Campbell (4).

(4) Je voulais aller beaucoup plus loin dans la description de ce déroulé narratif, mais j’ai écrit 10 fois le paragraphe que j’avais en tête, mais ça allait n’importe où et j’avais le sentiment de perdre le fil de mon propos, donc je ne l’ai pas ajouté… Néanmoins, très bon livre à lire, si le sujet vous intéresse.

On note aussi la présence de contributions très diverses : du piano et voix de Malibu sur le track 3 et 13 (qui semble avoir disparu au moment où j’écris ce texte), des productions additionnelles de Jazz Lambaux sur la piste 4 et 6, le son de tronçonneuse (chainsaw) sur le track 6 (crédité à Lionel Laborde), la présence d’hurdy-gurdy sur la piste 7 (créditée à Valentin Laborde), du violoncelle et une singing saw (scie musicale) sur la piste 11 (crédité à Schloss Mirabell) (5).

(5) J’ai trouvé aucune information sur cette personne.

Cette polyphonie instrumentale suggère littéralement que la séance ne se limite pas à la harpe. Oui, sur le plan strictement musical, on peut observer qu’Ange Halliwell fait usage bien évidemment de l’arpège (figure répétée de la harpe), mais aussi de drones, de réverbérations longues, d’éléments bruitistes (tronçonneuse, scie musicale) et de ruptures rythmiques. Cela rappelle certains travaux d’ambient/post-classique, mais avec un twist dramatique très gothique. Le silence y joue un rôle majeur : entre chaque note, ou plutôt dans la résonance prolongée de chaque corde, on entend le vide, l’attente, le souffle, l’ombre.

La corde pincée, dans la harpe, est un événement paradoxal. Chaque note, immédiatement après son déclenchement, s’éteint dans son propre halo. C’est une micro-mort qui devient audible. Dans le contexte de Spirit are you here ?, cette qualité éphémère pourrait-elle s’entendre comme un principe spirituel, c’est-à-dire que la musique ne célèbre pas la durée, mais la disparition ? Halliwell l’a compris : sa harpe ne chante pas seulement, elle s’évapore aussi. Et c’est dans cette évaporation que réside la puissance mystique, l’instant où le son devient disparition, où l’onde devient absence.

Ce rapport entre musique et disparition s’entend jusque dans la structure de l’album : la première piste invoque, la dernière « dismiss ». Autrement dit : on ouvre le cercle, on le referme. Ce n’est pas un cycle dramatique, mais un rituel accompli. Et dans cet intervalle (les dix morceaux-états qui séparent l’invocation de la déliaison), quelque chose a été appelé : peut-être la mémoire des morts, peut-être celle de la harpe, ou plus probablement celle de l’artiste lui-même, qui, sous le nom d’Ange, rejoue sa propre métamorphose.

La conclusion, « Outro – Dismissal », sonne comme la fermeture d’un cercle, la fin d’une veillée, mais aussi l’ouverture d’un vide. Le « dismissal » ne dénoue pas tant que renvoie à l’absence qui persiste. 

Ange Halliwell Music Brice Reiter Review
Image de Lilian Hardouineau

À présent, rappelons les autres titres, comme on pourrait appeler les esprits de l’album.

Il y a, c’est mon avis, dans ce qu’Ange propose, un mariage entre la musique d’incantation (répétition, voix, transcendance) et la musique de rituel (silence, bruit, interruption). Le morceau “Agnus Dei” (track 4) cristallise cela : ce mythe liturgique (Agnus Dei = « Agneau de Dieu ») traité non pas comme cantique rassurant mais comme invocateur d’un esprit inquiet. Le geste harpistique y devient juxtaposition de notes, se déployant en un flux continu plutôt qu’en motif mélodique classique, une approche qui évoque les expérimentations instrumentales d’Anton Reicha (6), et emporte l’auditeur dans un récital où la mélodie semble littéralement possédée.

(6) l’analogie que je fais avec Anton Reicha est surtout dans la composition, l’idée de détourner les formes classiques, les dépassements des cadres esthétiques.

Dans « Mr. Downstairs and the spooky dance » (track 6) : la harpe s’engage en arpèges sombres, agiles et feutrés, joués à la lisière du silence, comme une patte d’un chat noir qui effleure les cordes plutôt qu’elle ne les frappe, puis la harpe se voit accompagnée d’un bruit de tronçonneuse (Lionel Laborde), moment où l’instrument bascule. Le terme «spooky dance» indique le bal des ombres, la harpe devient funambule sur la lame de la tronçonneuse, et soudain il a ces milliers de voix qui se mêlent à ce bal fantasmagorique. On pourrait y voir la manifestation du rituel et l’incantation, le boléro des esprits appelés, l’hégémonie de l’étrange. 

Puis vient « Interlude – la Hialaira » (track 7) : hurdy-gurdy et voix collectives, presque folkloriques, mais dans un contexte où l’on sait que l’esprit a été appelé. Le contraste folklorique/horrifique renforce la liminalité citée plus tôt (dans la track 5). La chute dans la rusticité occitane, un chant traditionnel qui ramène la séance à ses racines, à la campagne, aux vieilles pierres, aux esprits d’antan. Cette touche folklorique rend l’invocation encore plus viscérale.

Country Boy (track 8) ouvre une respiration inattendue, presque comme si le rituel reprenait souffle. La batterie de Lauren Hayet et les nappes synthétiques installent une douceur céleste, mais teintée d’étrangeté, comme un souvenir filtré par la brume, un souvenir de la campagne que l’on entend en fond, au début du titre. La harpe, toujours centrale, se fait fil d’air entre ciel et sol : elle relie les deux mondes, celui des souvenirs, du corps et ses esprits. C’est un instant suspendu, un réveil lent après les invocations, vécu dans un double état de conscience, à la fois lucide et encore hanté. Le roulement des tambours, mesuré, rappelle les marches triomphantes ou funèbres : un pas qui ne célèbre rien, mais accompagne, procession du retour à soi, le moment de re-connection.

Avec The Humming, le mouvement se referme. La musique accompagne une respiration continue, un bruit blanc qui enveloppe les arpèges comme une brume. Au fond, une voix s’élève et s’efface, dessinant cette distance que Halliwell travaille depuis le début, la présence rendue audible par son éloignement. Ici seulement le son qui expire, la harpe qui se tait lentement sur une dernière note jouée, comme si l’esprit qu’elle avait appelé reprenait le chemin des voûtes. Un dernier souffle, presque sacré, avant le silence captée d’une main frottante les cordes.

Doucement, on arrive aux derniers morceaux. Le titre central « Spirit are you here ? » (track 10) fait table rase de l’artifice et (re)pose la question. Ici la harpe est plus nue, les arrangements nombreux et la musique semble retrouver une forme de joyeuseté, avec une voix colorée, presque folk. Les notes d’orgue joviales donnent le sentiment d’un retour à la lumière, que l’étrange s’est effacé et que l’espace est plus vaste. Alors, quel esprit ce titre invoque-t-il vraiment ? 

Sur « Moonlit Ripples » (track 11), la harpe, le violoncelle et la singing saw clôturent l’album sur l’écho d’une présence qui retient, comme un adieu long, quelque chose, quelqu’un qui peine à s’en aller. Et alors, on se dit que l’esprit est toujours là, peut-être.

Parmi les grandes forces de l’album : l’unité conceptuelle, la richesse instrumentale, le mélange très maîtrisé de l’instrument traditionnel et des éléments bruitistes/rituels, la capacité à créer une ambiance sonore où l’on n’« écoute » pas juste, mais on « vit » comme un acteur en présence. Halliwell y creuse un sillon qu’il avait déjà entamé dans The Wheel of Time (2020) et Lullaby for the Dead (2022), dans lequel on retrouvait le temps, l’esprit des saisons, la mémoire des lieux et des êtres disparus, pour désormais s’aventurer plus loin encore, là où le voile entre les mondes se déchire et où la musique devient le langage même des esprits qu’elle invoque. 

Dans cet ordre, Spirit are you here ? apparaît comme son œuvre la plus audacieuse à ce jour. En transformant la harpe en médium et totem, Ange pose une question au champ de l’ambient et de la musique expérimentale contemporaine, à savoir : comment un instrument historiquement sacré / angélique peut-il devenir agent d’un au-delà plus subversif ? Il y a une ironie profonde dans l’idée que la harpe, souvent musique de ciel, de clarté, de lyre d’or, serve ici à convoquer l’ombre, le souffle, l’invisible. Cela crée une tension dialectique : le sacré devient sub-versif.

Dans la théologie médiévale, je le suggérais un peu avant, la harpe symbolise la voix de l’ange, instrument des sphères célestes. Or, dans l’iconographie infernale (pensons à Bosch par exemple), on voit aussi des harpes tordues, déformées, torturées : c’est l’instrument de la damnation par le son. Halliwell se situe exactement sur cette faille : il ne fait pas de musique céleste, ni de musique damnée, mais de la musique de passage, celle du purgatoire sonore. Et ce purgatoire est habité. On y entend encore la trace de l’ange, mais corrodée, tremblée, humanisée. Celle de l’esprit donc ?

À cela, aussi, Halliwell ajoute un élément narratif quasiment littéraire dans son album (mais c’était déjà le cas dans les autres) : l’auditeur n’est pas seulement immergé, il est acteur d’une séance. Quelque part, il rejoint l’approche d’une musique « topographique » (la musique comme lieu), mais ici plutôt de musique « trans-topographique » : la harpe trace une cartographie entre le visible et l’invisible, que l’on traverse. Le geste de collecte, improvisation puis sélection des fragments, dit par Halliwell « I play the harp, improvise, pick out some interesting parts … then build or rebuild these little pieces into a full track », est comparable à un collage surréaliste, ou à une méthode ethnographique de sons trouvés incarnés dans la harpe.

Quand la harpe résonne après le bruit de tronçonneuse, l’objet sonore ne se contente pas d’être musique : il est présence.. La chaîne de la tronçonneuse se soumet à l’arpège comme un sacrifice offert au silence. Le rituel gagne en urgence, ce n’est plus la berceuse, mais l’incantation. L’état qu’il convoque est celui de l’entre-monde.

Alors finalement : qui est l’esprit ? Ange est-il l’esprit de son instrument ?

Photo Ange Halliwell de NAÏA COMBARY
Photo de Naïa Combary

Cette question résume, à mon sens, toute la force du disque. L’artiste a voulu interroger l’esprit ; or, à la fin du rituel, n’est-ce pas lui qui est devenu esprit ? La harpe, objet extérieur, s’est animée, et sa personne s’est dématérialisée dans la résonance. C’est le renversement fondamental du spiritisme sonore : ce n’est pas l’esprit qui revient vers le vivant, c’est le vivant qui passe de l’autre côté du son. On retrouve là une analogie troublante avec certaines pratiques chamaniques où le musicien devient le médium que traverse la vibration. La harpe, dans sa structure même, cordes tendues entre un cadre de bois, caisse de résonance creuse, vibrations aériennes, est un corps possédé : elle vit des forces qu’on lui insuffle. Mais Ange Halliwell, lui, renverse cette relation : il se laisse posséder par ce qu’il joue. D’où cette impression d’« âme inversée » qu’on perçoit à l’écoute : ce n’est pas l’artiste qui produit la musique, c’est la musique qui produit l’artiste.

À la fin, on ne sait plus si l’esprit est venu, ni lequel. Mais on sent qu’il y a eu contact. Spirit are you here ? n’est pas une réponse, c’est une présence. Et la harpe, dans les mains d’Ange Halliwell, redevient ce qu’elle fut avant d’être domestiquée : une porte. Une antenne dressée entre le visible et l’invisible, entre le monde des sons et celui des souffles.

Il y a quelque chose d’antique dans cette modernité : la musique qui ne cherche pas à séduire, mais à révéler ; non à plaire, mais à faire advenir. La question que pose Halliwell avec Spirit, are you here ? résonne alors comme une prière adressée à tout ce qui, en nous, reste disponible à l’invisible. Peut-être que l’esprit qu’il invoque n’est pas celui des morts, mais celui de la musique elle-même : cette force fluide, hypnotique, qu’il a rencontrée un jour d’enfance, quand une amie de ses parents joua quelques notes sur une harpe face à la cheminée, et que le monde entier pour lui sembla s’immobiliser. Depuis ce jour-là, peut-être, Ange Halliwell ne joue pas de la harpe : il continue, simplement, cette séance interrompue. Et peut-être, aussi, qu’il appelle en chacun.e de nous cet invisible moment, enfoui au plus profond, qui n’a jamais cessé d’être joué mais qu’il est parfois nécessaire de rappeler à soi pour l’entendre de nouveau.

Album à écouter ci-dessous

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Artwork de l’article par Valentin Laborde

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